Plongée dans les soirées chemsex«Le sexe y est fou, débridé : c'est lié à la drogue et aux fantasmes qui s'assouvissent»
AFP
26.6.2024
Jus d'orange et bonbons, drogues à volonté et hommes dénudés pour du «sexe débridé»... David, Julien, Hugo et Alexandre dévoilent à l'AFP les soirées chemsex, pratique sexuelle en plein essor dans la communauté gay malgré des risques d'overdoses parfois mortelles.
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26.06.2024, 15:40
Clara Francey
Le principe de ces «plans chems»: des hommes se rencontrent, principalement en ligne, et se retrouvent pour des relations sexuelles à plusieurs à domicile, où tous types de substances psychoactives sont sniffées, ingérées, injectées, afin de démultiplier désir et sensations, plusieurs jours de suite.
«Le sexe y est fou, débridé: c'est bien sûr lié à la drogue mais aussi à tous les fantasmes qui, d'un seul coup, s'assouvissent. Il y a un côté jouissif à la transgression et un côté "Je fais comme dans les films pornos"», explique d'une voix douce David, psychologue de 54 ans exerçant près de Bordeaux (sud-ouest de la France).
Le crâne légèrement dégarni, ce quinquagénaire, en couple depuis deux ans, fréquente ces soirées depuis une quinzaine d'années. «C'était une ouverture par rapport à mon éducation religieuse et sexuelle et à l'idée de "faire couple" inculquée par ma famille», raconte David qui, à 15 ans, a quitté la maison parentale pour fuir un père violent.
«Avec les soirées chemsex, s'ouvrait à moi un monde de tous les possibles, où le sexe ne se faisait pas qu'à deux, c'était tellement excitant !»
«Comme un gosse à Disney»
Il décrit une ambiance «bienveillante», avec un «maître des lieux», celui qui reçoit chez lui, gardant toujours un œil sur les consommations des pratiquants, jusqu'à une douzaine de personnes.
«Quand on arrive, on se déshabille et il faut être immédiatement dans l'action. Lors des pauses, on fume une clope, on partage un jus d'orange, des bonbons... mais il n'y a jamais d'alcool car ça peut être dangereux avec certaines drogues», dit David.
Hugo (*), 42 ans, employé de supermarché originaire de Marseille (sud de la France), raconte comment pendant «deux années intenses» il a plongé dans «un monde extraordinaire» le week-end.
«Il y a un côté émerveillement, comme un gosse qui découvre Disney. Tu sociabilises, tu couches avec les meilleurs coups, tu fais plus de rencontres... Ça abaisse les barrières, il n'y a pas de jugement, pas de critique», confie le quadragénaire aux yeux bleus mélancoliques.
«J'étais sur un petit nuage, un autre monde, sans redescendre. Je ne pensais qu'à ça. Le lundi, je pensais déjà au vendredi. J'avais une addiction à l'ambiance, c'était comme aller au casino, il me fallait ma dose de frisson.»
Overdoses mortelles
Mais l'aventure peut vite mal tourner. En témoignent cinq overdoses liées au chemsex en mars-avril dans la seule ville de Bordeaux, dont trois mortelles.
Les enquêteurs doivent «continuer à investiguer afin de voir si ces trois décès sont une coïncidence malheureuse ou si un produit particulièrement toxique circule», explique à l'AFP la procureure de la République, Frédérique Porterie.
Souvent achetées sur internet et livrées jusque dans la boîte aux lettres, les drogues sont difficilement traçables: cathinones comme la 3-MMC et la 4-MEC (produits stimulants), kétamine (euphorisante) ou encore GBL, nettoyant automobile en vente libre qui, une fois ingéré, se dégrade en GHB (désinhibant et relaxant)...
«La pratique s'est démocratisée. Il y a une tendance nationale au développement de ce type de drogues récréatives», confirme une source policière. «Ça vient souvent des Pays-Bas, on peut commander ces produits sur le darknet».
Le chemsex, terme issu des mots «chemicals» (produits chimiques) et «sex», est d'abord apparu dans les pays anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, dans les années 2000.
En France, son essor intervient dans les années 2010, souligne un rapport du Pr Amine Benyamina, psychiatre addictologue à l'Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP). Mais la quantification du phénomène reste «complexe», précise ce document datant de 2022 remis au ministère de la Santé.
Il «pourrait concerner environ 20% des HSH (hommes ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes, NDLR), soit potentiellement 100.000 à 200.000 personnes en France». «Initialement très urbain», il se retrouve aussi «en milieu rural», avec un «rajeunissement des profils», précise le rapport.
Selon des chiffres de l'association Aides, les pratiquants sont à 90% des hommes homosexuels et à 10% d'autres profils. Le chemsex est aussi documenté chez les échangistes hétérosexuels et les adeptes de «rave parties» ("teuffeurs").
«Passer au travers»
A Bordeaux, vers 10h00, c'est l'heure de l'ouverture du Crunch, un sauna masculin et bar de nuit. Le personnel nettoie la piste de danse, le jacuzzi et, au sous-sol, les «backrooms», cabines privatives avec lits, diffusion de films porno et distributeurs de lubrifiant. Plusieurs panonceaux de sensibilisation rappellent que les stupéfiants sont prohibés.
Les consommateurs de drogues, «c'est difficile de les repérer à l'entrée», reconnaît le cogérant Jess Royan, 48 ans, qui retrouve parfois «des seringues dans les cabines».
«Aujourd'hui, un mec qui n'en prend pas apparaît presque comme pas normal», poursuit cet acteur porno au crâne ras, T-shirt moulant et tatouages tribaux.
«Une fois par semaine» ou «une fois par mois», un client sous l'emprise de stupéfiants fait un malaise, note-t-il. «Le mec tombe et on doit appeler les pompiers. Le mélange de drogue, d'alcool, de chaleur, de bruit...»
Julien, compagnon de David âgé de 42 ans, a «joué avec le feu», dans un contexte où le lâcher-prise absolu est de rigueur. «Pour ma génération, qui a accès à la PrEP (pilule préventive pour les personnes très exposées au VIH, NDLR), on se dit "Allez, vas-y, fais-toi plaisir sans capotes"», raconte le quadragénaire originaire d'Orléans (centre), visage fin et piercing à l'oreille.
«J'ai même parfois eu des rapports sans PrEP et avec des gens qui étaient "séropo"», dit-il, conscient de sa «chance d'être passé au travers». Aujourd'hui au chômage, ce fils d'ouvrier qui s'est éloigné vers 16 ans d'une famille où il ne trouvait pas sa place confie, bouleversé, s'être fait piquer à son insu dans une soirée chemsex: «Je suis tombé dans un black-out».
Perte de conscience
Ce phénomène de perte de conscience et de mémoire, ou «G-Hole», Alexandre (*), 31 ans, l'a aussi subi. Ce Franco-Marocain aux lunettes rondes et à la barbe finement taillée, ancien gérant d'établissements de nuit bordelais en reconversion professionnelle, a commencé à consommer des produits il y a une dizaine d'années, participant parfois à des soirées chemsex.
Un soir, «bien éméché», il mélange par mégarde alcool et GHB resté au fond d'un verre: «Il a suffi d'une micro-goutte, un fond, pour que je fasse un G-Hole. Je l'ai senti arriver, le fourmillement... J'ai eu la présence d'esprit de dire à mon pote que ça n'allait pas, je suis allé dans la chambre et j'ai dormi pendant huit heures», raconte-t-il.
Pour éviter ce phénomène, il faut noter les heures de prises de chacun et veiller sur autrui, complète Hugo, qui décrit des soirées parfois «sans bienveillance», entre «perversité» et participants opportunistes «qui ont du mal à avoir des plans cul» par ailleurs.
Outre les risques d'overdose ou de maladies sexuellement transmissibles, le chemsex peut entraîner une fatigue intense, avec des effets de déprime, d'anxiété et de paranoïa.
Surtout s'agissant de populations «bien insérées» socialement et peu habituées aux drogues, analyse Jean-Michel Delile, psychiatre addictologue, président de la Fédération addiction. Ces pratiquants «sous-estiment la dangerosité et le risque de s'accrocher», juge-t-il.
«Le cerveau en redemande»
Au départ, selon lui, certains pratiquants peuvent consommer comme une «aide à passer à l'acte», sur fond d'«auto-stigmatisation par rapport à l'homosexualité». Mais «un écart abyssal» se crée bientôt entre leur motivation initiale et «la réalité à laquelle ils sont arrivés»: ne plus avoir de relations sexuelles et rechercher avant tout la prise de produits.
«J'ai connu sept personnes décédées plus ou moins directement à cause de ces produits à Bordeaux sur les cinq dernières années. Soit overdose, soit suicide...», témoigne Alexandre, qui pratique encore occasionnellement mais de manière moins «délurée».
«Dès qu'on a titillé la petite case "plaisir", le cerveau en redemande toujours, quitte à casser les barrières sociales, se couper du travail, mentir à sa famille», dit-il, déplorant l'«omerta» qui règne parmi les pratiquants, peu enclins à appeler les secours en cas de malaise par peur d'être mis en cause.
D'où l'importance du suivi médical et associatif, comme les maraudes numériques qui alertent les utilisateurs sur les dangers encourus. «La justice m'a sauvé la vie», admet Hugo, placé sous bracelet électronique pour infraction à la législation sur les stupéfiants. «Seule la justice pouvait m'aider à m'en sortir vu ce que je prenais pour tenir pendant trois jours d'affilée.»
David et Julien, eux, sont suivis par un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues (Caarud), afin de «calmer le jeu».
«On a peut-être été trop excessifs», reconnaît David. «On revient à des choses plus basiques, qui consistent à jouir de la vie d'une autre façon que par le sexe et les drogues. On a réduit notre consommation. Plutôt que de lâcher 300 euros dans de la drogue, on préfère partir à Barcelone», conclut-il.
(*) Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.