Interpellé sans relâche sur son respect des droits humains, le Qatar aborde le Mondial 2022 dans une situation paradoxale. Fort d'une notoriété conquise à grands frais, le pays est plus exposé que jamais aux pressions occidentales.
Entre alertes sur les ouvriers migrants, la place des femmes et des minorités LGBT+, campagne pour monter un fonds d'indemnisation et débats sur le boycott du tournoi, la Coupe du monde (20 novembre-18 décembre) offre à l'émirat une publicité aussi abondante que défavorable.
Or ce micro-Etat gazier, soucieux d'appuis internationaux face au puissant voisin saoudien, à l'Iran et aux Emirats arabes unis, a fait de cette compétition l'apothéose de plus de dix ans de diplomatie sportive, dépensant sans compter pour bâtir son image de marque.
«C'est une nouvelle puissance, qui a peu d'ancrage historique et reste faible en termes d'imaginaire à l'échelle mondiale», à la différence d'anciens empires comme la Russie et la Chine, hôtes du Mondial 2018 et des JO 2022, souligne Raphaël Le Magoariec, spécialiste de la géopolitique du sport des pays du Golfe à l'université de Tours.
Depuis l'Uruguay en 1930, organisateur du premier Mondial masculin dans seulement trois stades, jamais un pays aussi petit n'avait accueilli le joyau de la FIFA, qui nécessite désormais huit enceintes de 40'000 à 80'000 places sur un territoire ensablé grand comme l'Île-de-France.
«Des leviers d'action»
Jamais, non plus, l'hôte d'une grande compétition internationale n'avait été à ce point décrié, dès l'attribution du tournoi fin 2010, entre soupçons de corruption et dénonciation de l'impact environnemental et social.
Au coeur des critiques: les constructions à marche forcée menées par des dizaines de milliers de travailleurs migrants dans des conditions harassantes, par des températures brûlantes et pour des salaires de misère, documentés par syndicats, ONG et médias.
L'«extrême inégalité» de la société qatarie, entre autochtones enrichis par la rente gazière et «armée de réserve» d'ouvriers bangladais, indiens, népalais ou philippins, est bien antérieure à l'attribution du Mondial, relevait début 2022 Antoine Duval, de l'institut Asser de La Haye, dans la revue Transnational Legal Theory.
Mais l'attention suscitée par la compétition «a fait entrer ce sujet dans la sphère publique transnationale», obligeant la FIFA à assumer l'impact social de son tournoi alors qu'elle s'en lavait initialement les mains, et poussant le Qatar à modifier sa législation, rappelle ce spécialiste de droit du sport.
«On se rend compte que la pression fait changer certaines choses: le gouvernement qatari a répondu à chaque rapport, on a obtenu réparation pour des travailleurs non payés. On a des leviers d'action», renchérit Lola Schulmann, chargée de plaidoyer pour Amnesty International.
«Risque de crispation»
Le Qatar, qui a levé l'interdiction pour les ouvriers de changer d'employeur et introduit un salaire mensuel minimal de 1000 riyals qataris (280 euros environ), affirme avoir fait plus que tout autre pays dans la région et rejette fermement les bilans de milliers de morts sur les chantiers avancés par des médias internationaux.
Mais reporters et associations déplorent une application partielle de ces nouveaux textes, faute d'inspections et de recours effectifs, le Qatar ayant hérité «d'un droit britannique, assez libéral, où les entreprises sont peu contrôlées», explique Raphaël Le Magoariec.
Surtout, les ONG veulent s'assurer que ces avancées ne s'évanouiront pas au lendemain du tournoi, «quand on n'aura plus cette lumière médiatique», souligne Lola Schulmann. Amnesty International, aux côtés d'autres organisations, réclame ainsi à la FIFA un fonds d'indemnisation pour les victimes d'accidents du travail sur les chantiers du Mondial, perspective qu'un haut responsable de l'instance a assuré jeudi vouloir «faire progresser».
Sharan Burrow est la patronne de la Confédération syndicale internationale (CSI), à l'origine du rapport de 2014 qui a jeté une lumière crue sur la situation sociale au Qatar, et partie prenante aux négociations depuis. Elle insiste sur les assurances de Doha quant à la surveillance du respect des droits des travailleurs pendant le Mondial. Concernant les employés de maison, un sujet très sensible à défaut d'être le plus médiatisé, des négociations sont prévues l'an prochain pour améliorer leur protection, dit-elle encore.
La mobilisation principalement occidentale, précoce dans les pays scandinaves et en Allemagne, plus tardive en France et quasi absente en Asie ou Amérique du Sud, commence à exaspérer les médias qataris.
Plusieurs titres proches du pouvoir dénonçaient récemment des «mensonges, rumeurs et calomnies» et une «conspiration systématique» de la presse européenne, oublieuse des «conditions misérables vécues par les travailleurs en Europe».
«Il y a un risque de crispation: à l'échelle du Golfe, les Qataris se perçoivent comme les plus avancés en matière de droit du travail, et ont l'impression que les Occidentaux donnent beaucoup de leçons sans s'appliquer l'ensemble des principes», estime Raphaël Le Magoariec.
ATS