«Bötschi questionne»Un journal de prison non censuré: ces détenus ont les mains libres
Bruno Bötschi
14.11.2018
«Lichtblick», en direct de la prison de Tegel, à Berlin. La rédaction de l’unique magazine de prison non censuré au monde fait ce qu’elle veut depuis 50 ans. Entretien téléphonique avec le rédacteur en chef.
Aux murs pendent des coupures de journaux et des caricatures. Dans la bibliothèque trônent le dictionnaire allemand «Duden» ainsi que le code pénal. Sur la table, un ordinateur, des journaux et une tasse de café. Au premier coup d’œil, on pourrait penser qu’il s’agit de la rédaction d’un périodique local, toutefois il est possible d’apercevoir une fenêtre grillagée.
Norbert Kieper est détenu et rédacteur en chef de «Lichtblick», le magazine de prison non censuré qui tire le plus d’exemplaires en Europe. Le fait que la direction de la prison de Tegel à Berlin laisse le champ libre à la rédaction est inhabituel.
Norbert Kieper rédige les articles et mène les recherches nécessaires en collaboration avec trois collègues. La Rédaction de «Lichtblick» est hébergée dans deux cellules. Tous les trois mois paraît une nouvelle édition. 60 pages, 8000 exemplaires et 40'000 lectrices et lecteurs. «Lichtblick» est expédié à des prisonniers, avocats et maisons de presse à travers toute l’Europe. Il y a même des abonnés aux États-Unis, en Australie et en Afrique du Sud.
Monsieur Kieper, vous-même et vos collègues de la rédaction semblez être de véritables experts carcéraux, bien plus que ne peuvent l’être certains professeurs.
Norbert Kieper: Oui, c’est malheureusement le cas. En tant que rédaction d’un magazine de prison, nous nous devons d’aborder ces thèmes. C’est notre travail.
«Lichtblick» se considère comme le porte-parole des détenus. Dans l’édition actuelle se trouve un article intitulé: «Nous exigeons une reprise immédiate de la désinfection de la prison de Tegel!». Est-ce une histoire typique de «Lichtblick»?
Oui, c’est un article typique. Nous mettons souvent le doigt sur les dérives qui se produisent derrière les barreaux. Par exemple, nous avons publié il y a peu une histoire relative à des matelas en mousse impropre. Des cas d’hépatite, de pneumonie ainsi que d’autres maladies infectieuses avaient été détectées parmi les prisonniers. Un jour, nous avons découvert que les équipes de nettoyage qui œuvraient au sein de la prison portaient des masques pour nettoyer les cellules. Cela nous a fortement étonnés. Par la suite, nous avons mené nos propres recherches et interrogé, entre autres, les autorités sanitaires.
Est-il vrai que la rédaction doit se débrouiller sans Internet?
Oui, c’est toujours le cas. Toutefois, il y a quelques signes qui nous laissent penser que les choses pourraient prochainement changer. Cette semaine, la cérémonie pour le cinquantième anniversaire de notre magazine va se dérouler en prison. Le sénateur pour la justice de Berlin, Dirk Behrendt, va y assister. Nous verrons alors ce qu’il dira. Dans tous les cas, nous nourrissons de beaux espoirs.
Comment faites-vous des recherches sans Internet?
Pour faire des recherches, nous n’avions pas vraiment le choix. Il nous a fallu bâtir un réseau composé de nos familles, nos amis et d’informateurs qui pouvaient se connecter au Web pour nous. Certes, cette méthode s’avère relativement complexe, mais elle fonctionne.
Une question très personnelle: quel a été votre meilleur gros titre?
Il s’agit d’une publication qui a causé un véritable tollé: notre pétition relative à l’isolement au sein de la prison de Tegel. En fin de compte, nous avons réussi à faire en sorte que la cour pour les prisonniers soit un peu plus grande.
Qui aimeriez-vous interviewer?
Notre plus ardent souhait serait d’avoir un entretien avec le sénateur de la justice, Dirk Behrendt. Jusqu’à présent, il n’a pas accepté autre chose qu’un entretien via e-mail. Nous avons refusé. Toutefois, nous réitérerons notre demande prochainement.
Le magazine «Lichtblick» n’est pas censuré avant sa publication. C’est un fait unique en Allemagne, voire même dans le monde. Néanmoins, quelles sont les conséquences concrètes d’un tel état de fait? La direction n’exerce-t-elle aucun contrôle? Même en matière d’expédition?
Le fait que notre revue échappe à la censure est unique et ne peut pas être suffisamment mis en exergue. En outre, depuis plus de deux ans, nous disposons désormais d’une imprimerie externe. Enfin, la direction ne jouit d’aucune emprise sur le contenu de notre revue avant qu’elle ne parte à l’impression.
La revue «Lichtblick» a-t-elle déjà eu maille à partir avec la direction en raison d’un article?
Oui, cela se produit fréquemment. Cependant, seule une seule édition n’a pu être publiée, en 50 ans.
Pourquoi?
Une scène extrêmement violente barrait la première de couverture.
«Lichtblick» a été le théâtre de nombreux articles durs, relatant la vie derrière les barreaux.
Nous nous demandons parfois pourquoi la rédaction externe est si mesurée. Toutefois, il se peut que nous ne recevions pas toutes les informations. En effet, les débats se poursuivent en coulisses et nous, en prison, n’en recevons peut-être pas la teneur. En revanche, s’il y a des réclamations qui nous parviennent à coup sûr, ce sont celles relatives aux femmes nues que nous imprimons dans les pages centrales de la revue. Ainsi, certains abonnements ont déjà été résiliés, notamment celui de l’administration sénatoriale berlinoise. Nous avons affiché la lettre de résiliation au mur. Depuis peu, nous imprimons également des images d’hommes.
Nus?
En maillots de bain.
La direction de l’établissement carcéral peut décider de fouiller la salle de rédaction sans justification. À quelle fréquence cela se produit-il?
La dernière fouille s’est déroulée il y a quatre ans. À l’époque, un hypothétique scandale de pédopornographie avait déclenché un véritable tourbillon. On a insinué que nous avions brûlé des CD contenant des fichiers pornographiques. La rédaction a été fermée pendant sept semaines. En fin de compte, rien n’a été trouvé sur nos serveurs et cet incident a fini par se dissiper.
À quel point les prisonniers sont-ils satisfait de «Lichtblick»?
Dans l’établissement de Tegel, nous ressentons souvent de l’opposition. Nombre de détenus insistent pour que notre plume soit plus acérée, que nous tapions davantage là où ça fait mal. Toutefois, lorsque nous leur demandons de nous envoyer du courrier, nous n’avons que peu de réponses. Quant au reste de notre lectorat, les retours sont considérablement plus positifs.
Comment est la situation pour les détenus de la prison de Tegel? Plutôt bonne ou mauvaise?
Un peu des deux. Il y a des détenus qui occupent un bon poste depuis des années au sein de l’établissement, comme dans le département de verrerie ou de tapisserie, et ils s’en réjouissent, car ils gagnent dignement leur vie. Toutefois, il y également ceux qui ne reçoivent que de l’argent de poche. Cette couche de la population carcérale souffre plus fréquemment de toxicomanie.
Vous est-il encore possible de rire de la blague de la savonnette sous la douche?
Non, je ne peux pas en rire. Pour la simple et bonne raison que c’est un poncif usé et qu’entre-temps, les douches collectives ont été remplacées par des douches individuelles.
L’amitié avec les surveillants est-elle acceptée? Comment est-elle perçue par les autres détenus?
C’est absolument impossible. Les surveillants ne peuvent pas se montrer amicaux avec les détenus, ils risqueraient de perdre leur respect. De plus, dans ce cas de figure, les surveillants devraient se montrer serviables envers les détenus, ce qu’ils ne peuvent évidemment pas faire par manque de temps. Je pense que les deux parties ne souhaitent pas de rapprochement. Et c’est mieux ainsi.
La plateforme YouTube joue-t-elle le rôle de revue de prison du XXIe siècle? Autrement dit: que pensez-vous des détenus de la prison de Tegel qui ont mis en ligne sur YouTube des vidéos filmées depuis leur cellule?
Je n’en pense pas grand chose. C’est un cas isolé. Le coupable est désormais en cellule d’isolement. La direction a été estomaquée par cet incident. Ils craignaient naturellement que des informations sensibles soient transmises à l’extérieur, ce qui aurait posé un risque pour l’ordre et la sécurité.
Qui est en mesure de déterminer les personnes autorisées à travailler pour la rédaction de «Lichtblick»?
Dans un premier temps, c’est la rédaction qui se penche sur les intéressés. En effet, nous sommes ravis de jeter un œil aux candidats potentiels, car en fin de compte, nous allons devoir passer dix heures par jour assis dans la même salle. Ensuite, les aspirants rédacteurs doivent rédiger un article-test. Puis, la direction de l’établissement examine tout ce qui relève de la sécurité et nous donne le feu vert ou non. Par le passé, certains candidats n’ont pas pu nous rejoindre. Nous avions trouvé cela regrettable, car ils auraient trouvé leur place au sein de notre équipe. D’ailleurs, notre rédaction doit actuellement faire face une pénurie d’aspirants rédacteurs.
Quel type de prisonnier n’a aucune chance de devenir rédacteur pour «Lichtblick»?
Notre code est le suivant: pas de délinquant sexuel dans l’équipe. Nous ne souhaitons pas collaborer avec de tels individus. En outre, la direction ne voit pas certains profils d’un bon œil, notamment les détenus ayant été reconnus coupables d’escroquerie. En effet, la rédaction est un lieu de travail équipé d’un téléphone, d’un ordinateur ainsi que d’un fax. Elle doit préserver la confiance placée en elle.
Un rédacteur de «Lichtblick» s’est confié lors d’un entretien avec un journal: «Faire partie de la rédaction, c’est une impression de liberté.» Quelle signification votre travail au sein de la rédaction a-t-il pour vous?
Cet homme a raison. Des professeurs de droit et des journalistes nous rendent visite. Parfois même, ce sont des équipes de télévision que nous accueillons. De plus, nous entretenons beaucoup de contacts avec l’extérieur, ce qui est une source de divertissement.
Chez «Lichtblick», vous publiez des petites annonces. Que se passe-t-il lorsque que quelqu’un de l’extérieur répond à une annonce de mariage d’un détenu?
Nous transmettons la lettre. Le plus souvent, nous n’en apprenons pas davantage. Toutefois, deux cas ont mené à des cérémonies de mariage.
Où travailliez-vous avant votre séjour en prison?
J’étais fonctionnaire aux finances.
Quelles professions vos trois collègues de la rédaction exerçaient-ils?
L’un d’entre eux exerçait dans le secteur de la construction, un autre occupait un poste de comptable et le dernier était peintre. Aucun d’entre nous ne pratiquait l’écriture.
Pourquoi êtes-vous incarcéré à la prison de Tegel?
Je me suis fait veuf.
Quelle est la durée de votre peine?
La perpétuité. Je suis emprisonné depuis sept ans, dont cinq ans et demi à Tegel.
Y a-t-il une chance que l’établissement vous libère un jour?
La durée minimale que je dois purger s’élève à 15 ans. Si je me comporte bien, je peux espérer être libéré en décembre 2026. J’espère toutefois pouvoir être transféré en milieu ouvert avant cette date.
Pensez-vous que notre conversation téléphonique soit écoutée?
Non. Nous avons souvent parlé du thème de l’«écoute». Nous savons qu’être mis sur écoute est une possibilité, mais il faut pour cela une très bonne raison.
Édition anniversaire
L’édition anniversaire de «Lichtblick» peut être lue (en allemand) en cliquant sur le lien suivant.
Cette prison est à vendre
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