Late Night USA«Vous avez rompu le contrat quand vous nous avez tués dans la rue»
De Philipp Dahm
11.6.2020
Ces jours-ci, les présentateurs de late-night shows font le travail de Donald Trump et de l’opposition: ils dénoncent le racisme et les violences policières, prônent l’unité du pays et font office de repères moraux.
On peut se dire qu’«il nous faut plus de choses comme ça» lorsque l’on voit des images de policiers blancs à genoux, estime John Oliver dans «Last Week Tonight». «Mais il nous faut bien plus que ça, car la suprématie blanche est profondément enracinée dans notre système et il est impératif que nous prenions tous une p***** de pelle. Faire ne serait-ce qu’un peu moins serait absolument impardonnable.»
Le présentateur confie ensuite qu’il a eu en tête pendant toute la semaine dernière les propos d’une femme noire à qui il laisse le dernier mot. A partir de 31’57’’, cette dernière explique pourquoi les manifestants ont pillé ou incendié des commerces – dans leur propre quartier.
«Ce n’est pas à nous, s’emporte-t-elle. Nous n’avons rien! Nous n’avons rien du tout! [Le présentateur de late show] Trevor Noah l’a si joliment dit hier soir: il y a un contrat social. Si vous volez ou si je vole, le représentant de l’autorité vient et résout le problème, mais la personne qui est censée résoudre le problème nous tue! Le contrat social est rompu! Et si le contrat social est rompu, qu’est-ce que j’en ai à foutre que l’on brûle […] un putain de Target? (enseigne de grande distribution, ndlr) Vous avez rompu le contrat quand vous nous avez tués dans la rue et vous vous en foutez.»
Elle explique également que les Blancs ont construit leur prospérité sur le dos des Noirs. «[Vous avez] de la chance que les Noirs veulent avoir l’égalité et non pas se venger!», termine-t-elle.
Sa colère est impressionnante, choquante, bouleversante. On retrouve ensuite à l’écran John Oliver, qui en est à 30 minutes d’antenne. «Cette émission est terminée. Bonne nuit», conclut-il, pâle d’émotion, à l’issue de son plaidoyer et de celui de cette femme.
Ces jours-ci aux Etats-Unis, les présentateurs de late-night shows font le travail qui incombe en réalité à la classe politique: ils donnent au pays une boussole morale. Ils prônent la cohésion sociale. Et en lieu et place des démocrates, ils sont la seule opposition à sonner la charge contre Donald Trump, dont ils dénoncent implacablement les méfaits. Pour le prouver, voici des extraits de chacun des grands late-night shows.
Trevor Noah, le prédicateur
Les vidéos de la chaîne de «The Late Show» font parfois 200 000 vues, parfois un million – voire deux millions quand les choses se goupillent bien. Mais la vidéo de Trevor Noah sur George Floyd et les protestations de Minneapolis est hors catégorie: le fait que plus de 8,5 millions de personnes aient voulu savoir ce que le présentateur sud-africain pense de ce racisme montre déjà qu’il sert de repère moral.
Trevor Noah évoque tout d’abord une vidéo tournée à Central Park, à New York: une femme blanche a appelé la police parce qu’un Noir lui a demandé de tenir son chien en laisse.
Le présentateur dénonce le fait qu’elle a joué la carte raciale lorsqu’elle a composé le numéro d’urgence pour signaler qu’elle était harcelée par un «Afro-Américain». Cette femme, Amy Cooper, a depuis perdu son emploi suite au scandale, sa vie est «détruite», explique-t-il.
A partir de 8’40’’, Trevor Noah parle du contrat social cité précédemment par la femme en colère.
Trevor Noah développe: «Pensez à tous ceux qui n’ont rien, qui se disent: "Vous savez quoi? Je vais continuer de jouer selon les règles, même si je n’ai rien, parce que je souhaite toujours que la société existe et fonctionne." Et puis certains membres de cette société, en l’occurrence les Américains noirs, voient sans cesse que le contrat qu’ils ont signé avec la société n’est pas respecté par cette société qui les a forcés à le signer.»
Selon lui, la question «Quel intérêt y a-t-il à piller Target?» n’est jamais posée dans l’autre sens: «Quel intérêt y a-t-il à ne pas piller Target?»
Les gens ne le font pas parce qu’ils respectent le contrat social, mais si celui-ci ne s’applique pas à eux, il n’a plus de sens, explique le présentateur de 36 ans. Sa conclusion est la suivante: «Nous devons considérer les gens au sommet comme les principaux responsables. […] C’est comme quand nous disons aux parents de montrer l’exemple à leurs enfants [ou] aux capitaines et aux entraîneurs de montrer l’exemple à leur équipe. C’est comme quand nous disons aux enseignants de montrer l’exemple à leurs élèves.»
Ainsi, se demande Trevor Noah, si les policiers ne respectent pas la loi, pourquoi la société le devrait-elle?
Enfin, il aborde le fait que les Noirs ne possèdent pratiquement rien dans le pays – et permet peut-être ainsi à son public blanc d’observer la discussion actuelle sur le racisme aux Etats-Unis sous un angle tout à fait nouveau.
Stephen Colbert, le moraliste
«A Late Show with Stephen Colbert» s’ouvre sur un extrait vidéo qui fait froid dans le dos.
A partir d’1’00’’, nous voyons un homme de 75 ans se faire pousser par la police à New York, puis tomber sur la tête et saigner. Deux agents ont été suspendus depuis. Stephen Colbert précise toutefois que la police a soutenu que le senior était tombé – avant qu’on ne sache que la scène avait été filmée.
Cette scène justifie parfaitement l’avertissement formulé par Trevor Noah: si les représentants de la loi n’obéissent pas aux lois, il y a un problème dans la société.
Stephen Colbert évoque d’autres cas de violences policières survenus dans le Bronx, à New York et en Caroline du Nord. «Si vous voulez disperser un groupe d’individus pacifiques, ne vous habillez pas comme si vous partiez en guerre», lance le présentateur alors que l’on voit des images de policiers lourdement équipés à partir de 3’31’’.
Dans un discours à partir de 3’57’’ dans l’émission, on voit envore Donald Trump demander aux forces de l’ordre de «dominer les rues». Et à partir de 4’49’’, le président américain déclare bel et bien: «J’espère que George [Floyd] regarde d’en haut en ce moment même et se dit: "Ce qui se passe dans notre pays est grand." C’est un grand jour pour lui, c’est un grand jour pour tout le monde.»
La Maison-Blanche et la militarisation des protestations mettent Stephen Colbert en colère: «La capitale de notre nation semble faire face à une invasion des Etats-Unis, ce qui donne des images que je n’aurais jamais cru voir», confie Stephen Colbert au sujet de l’extrait montré à partir de 5’21’’. Il s’attaque ensuite au nouveau corps de police «intégralement blanc» du département de la Justice, dont les membres ne portent pas d’insigne ni de marque permettant de les identifier. Un corps de police qui, soit dit en passant, peut porter des armes, mais n’a en réalité aucun droit, précise-t-il. «Nous ne pouvons pas vous arrêter, mais nous pouvons vous tuer», aurait ainsi déclaré un agent.
A partir de 9’00’’, Stephen Colbert aborde une lettre prétendument écrite par l’ex-avocat de Donald Trump, John Dowd, au général Jim Mattis, mais dans un langage dont la ressemblance avec celui du président est bluffante. «Les manifestants hypocrites […] n’étaient pas pacifiques et ne sont pas réels», écrit-il, précisant qu’il s’agit de «terroristes».
I thought this letter from respected retired Marine and Super Star lawyer, John Dowd, would be of interest to the American People. Read it! pic.twitter.com/I5tjysckZh
«Des terroristes?», s’interroge Stephen Colbert. «Pourquoi le gouvernement a-t-il peur de ses propres citoyens? Ce n’est pas une opinion ou une accusation, mais un simple fait. [Donald] Trump a peur de nous. Sinon, pourquoi aurait-il mis la Maison-Blanche dans une cage à requins? Mais cette fois, c’est pour protéger les grands requins blancs.»
Stephen Colbert se livre à une déclaration de guerre: «Nos dirigeants tentent de nous intimider pour nous réduire au silence. Cela ne fonctionnera pas.»
John Oliver, impeccable
Mais l’intervention la plus venimeuse retransmise la semaine dernière est celle de John Oliver: le présentateur d’origine britannique se montre plus que clair dans «Last Week Tonight». «Alors que ces protestations sont une prise de position saisissante contre le racisme et la violence institutionnalisés, la réponse à laquelle elles se sont heurtées est franchement écœurante», estime John Oliver. A partir de 0’33’’, il montre des extraits où l’on voit la police réprimer les protestations par la force.
Le présentateur raconte que Donald Trump a fui les manifestants pour se réfugier dans le bunker de la Maison Blanche – prétendument pour l’«inspecter» –, que des gardes-forestiers ont utilisé du gaz lacrymogène pour chasser les manifestants d’une chapelle où une séance photo du président était programmée – et John Oliver commente lui aussi l’annonce des chiffres du chômage faite par Donald Trump, lors de laquelle il a parlé d’un «grand jour» pour George Floyd: «[C’est] foutrement dégoûtant.»
Les violences policières constituent le sujet de ces 30 minutes, avec différents extraits à partie de 3’30’’ qui convaincront même le dernier des sceptiques que les Noirs subissent souvent un traitement disproportionné. Déjà sous Bill Clinton, cette tendance suivait son cours (à partir de 9’15’’); sous sa présidence, l’appareil de sécurité a été gonflé et les services sociaux ont été négligés.
Depuis, on a laissé trop de missions dans les bras de la police (à partir de 10’20’’) tout en l’équipant toujours plus, explique-t-il. A partir d’11’45’’, l’émission présente un conseiller de police qui ne manque pas de piquant: Dave Grossman est un trublion qui a inventé le terme de «killology» et qui considère les policiers comme des «combattants».
Late Night USA - Comprendre l'Amérique
50 Etats, 330 millions d’habitants et encore plus d’opinions: comment «comprendre l’Amérique»? Pour garder une vue d’ensemble sans s’échouer, il faut un phare. Les stars des late shows offrent probablement la meilleure aide à la navigation: ce sont de parfaits pilotes qui explorent implacablement les bas-fonds du pays et des gens et qui servent à notre auteur Philipp Dahm de boussoles indiquant sur le ton de l’humour l’état d’esprit des Américains.
Parfois, ce sont aussi les syndicats policiers qui contrecarrent les sanctions pour faute ou qui entravent le progrès. Les propos d’un fonctionnaire de Cleveland, qui se plaint à partir de 16’25’’ d’une nouvelle réforme obligeant les policiers à déposer un rapport dès qu’ils sortent leur arme, valent notamment le détour. Le syndicaliste prévient que ses collègues seront moins prompts à tirer par crainte de la paperasse.
A partir de 23’55’’, le présentateur se demande ce que l’on pourrait changer à l’avenir:
On pourrait ainsi envisager une reconstitution complète des forces de police, explique-t-il: tous les policiers devraient se présenter de nouveau et passer un examen spécial d’aptitude psychologique. Dans le cadre de l’idée de «définancer» la police, l’éventail de ses missions devrait également être restreint: les agents armés ne devraient pas être appelés à intervenir pour les sans-abris ou les malades mentaux, mais devraient laisser ce travail aux services sociaux.
A partir de 30’00’’, John Oliver bouillonne: après les émeutes raciales des années 1920, 1930, 1950 et 1960, des conclusions avaient déjà été tirées, mais elles sont présentées une fois de plus aujourd’hui sans jamais avoir été mises en œuvre. Ou comme le dit le présentateur: «Nous sommes dans la même m**** qu’à l’époque.»
Il laisse ensuite la parole à cette citoyenne noire en colère qui soulève de manière impressionnante un dernier point. Ou plutôt un point d’exclamation!
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