«Incitations à donner des enveloppes» La corruption, embûche à la reconstruction de l'Ukraine

ATS

15.11.2024 - 07:43

Quand Bart Gruyaert et son entreprise française Neo-Eco ont accepté de reconstruire des logements à la fin 2022 à Gostomel, en banlieue de Kiev, ils espéraient contribuer à effacer les cicatrices de la guerre dans cette ville très endommagée au début de l'invasion russe.

D'anciens soldats ukrainiens, aujourd'hui employés de la société française Neo-Eco, s'emploient à déblayer les débris d'une école détruite par les bombardements russes dans le village de Lyubomyrivka, dans la région de Mykolaiv, le 14 février 2024, en pleine invasion de l'Ukraine par la Russie.
D'anciens soldats ukrainiens, aujourd'hui employés de la société française Neo-Eco, s'emploient à déblayer les débris d'une école détruite par les bombardements russes dans le village de Lyubomyrivka, dans la région de Mykolaiv, le 14 février 2024, en pleine invasion de l'Ukraine par la Russie.
AFP

Keystone-SDA

Mais au moment de déposer le permis de construire, l'administration militaire locale, l'équivalent d'une mairie par temps de conflit, pose une condition étonnante: recevoir les fonds du projet, qui avait quelque vingt millions d'euros de financement privé, sous prétexte d'en devenir les maîtres d'oeuvre.

«Ils ont dit [...]: 'C'est mieux que vous transfériez l'argent que vous avez reçu sur notre compte'. Mais cela ne marche pas comme ça!», dit ce directeur de projet belge à l'AFP. L'entreprise refuse et la situation devient rapidement «impossible», explique Bart Gruyaert.

Les représentants de l'administration font traîner les choses en ajoutant constamment de nouvelles conditions au contrat. Viennent aussi des incitations à «donner des enveloppes» à certains responsables, selon lui.

Des progrès

En septembre 2023, Neo-Eco décide à contrecoeur d'abandonner le projet. Ce cas est loin d'être isolé.

L'Ukraine souffre d'une corruption endémique depuis la chute de l'Union soviétique, même si elle a intensifié ses efforts au cours de la dernière décennie en vue de faire avancer son ambition de rejoindre l'Union européenne.

Elle a été classée 104e sur 180 pays par l'index de corruption de Transparency International en 2023, un score néanmoins en progression.

Des observateurs craignent que ce problème persistant ne freine la reconstruction du pays ravagé par la guerre en dissuadant les partenaires internationaux d'investir les sommes faramineuses nécessaires. Le coût total est estimé à 486 milliards de dollars par la Banque mondiale, l'ONU, l'Union européenne et le gouvernement ukrainien.

Bart Gruyaert assure que sa mauvaise expérience à Gostomel n'a pas découragé Neo-Eco d'investir en Ukraine, au contraire. Il travaille sur plusieurs autres projets et encourage d'autres sociétés à faire de même, jugeant que le pays «fait beaucoup de progrès» sur la corruption.

Zigzaguer entre les obstacles

Il a simplement fallu apprendre à «zigzaguer entre les différents obstacles», euphémise Bart Gruyaert, expliquant travailler en priorité avec les localités en lesquelles il a confiance.

A Gostomel, les autorités judiciaires ont depuis révélé un système de «détournement de fonds» au sein de l'administration militaire. Son chef d'alors, Serguiï Boryssiouk, est accusé avec d'autres responsables de s'être approprié des sommes destinées à la reconstruction de résidences, qui ont été laissées en ruine.

En juin 2023, après l'émergence de premières accusations, il a été démis de ses fonctions sur décret du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Quelques jours avant, il avait tenu une conférence de presse dans laquelle il assurait avoir fait son possible pour reconstruire Gostomel et accusait les autorités judiciaires de «se tromper d'ennemi».

Le préjudice total s'élève à 21 millions d'hryvnias, soit près de 450'000 francs, selon un audit de l'Etat publié en décembre 2023.

«Question de volonté»

Des affaires similaires ont éclaté dans d'autres régions, sans compter des scandales qui ont secoué les plus hautes sphères de l'armée ou des ministères. Andriï Borovyk, directeur exécutif de Transparency International, estime que ces cas, bien qu'embarrassants, permettent de s'assurer que le problème n'est pas «oublié».

Le directeur de l'agence nationale de prévention de la corruption, Viktor Pavlouchtchyk, affirme que ces exemples montrent «l'efficacité» des autorités et le chemin parcouru pour combattre l'impunité.

Il y a encore dix ans, «qui aurait cru que de hauts responsables pouvaient être accusés de crimes? Et maintenant nous avons de très bons exemples», dit-il.

Tous domaines confondus, environ 500 affaires de corruption ont été ouvertes depuis le début de l'année par le bureau national anti-corruption (NABU), qui ajoute qu'une soixantaine de personnes ont été condamnées.

De l'aveu général, beaucoup reste à faire. Il est encore commun pour des responsables locaux d'avoir des intérêts dans des entreprises de construction, par exemple via leur famille, ont pointé plusieurs des interlocuteurs de l'AFP.

Pour prévenir les conflits d'intérêts, l'Ukraine cherche à rendre le processus de reconstruction plus transparent. Les autorités ont lancé l'an dernier la plateforme DREAM, accessible en ligne à tous, qui recense les projets de ce type.

Le but est de permettre aux investisseurs, citoyens ou journalistes de traquer l'avancée des projets de constructions et de trouver des données sur leurs financements ou commanditaires.