Interview Claude Barras: c'est quand même bien d'avoir un discours tout prêt...

Interview: Kublun Marjorie

12.2.2018

Claude Barras
Claude Barras
Keystone /Olivier Maire

Dernière ligne droite pour la course aux Oscars! Parmi les nominés, «Ma vie de Courgette», film animé franco-suisse. L'occasion pour nous de bavarder avec Claude Barras, son réalisateur.

Vous êtes en lice pour les Oscars, félicitations! Comment vous sentez-vous et comment estimez-vous vos chances de remporter un Oscar dans la catégorie «meilleur film d'animation»?

Claude Barras: j'ai une semaine de repos la semaine prochaine, ça va me faire du bien car ça fait 8 mois – depuis Cannes – que je ne travaille que pour la promotion de «Ma vie de courgette». Je me déplace beaucoup. Pour les Oscars, on a fait une grosse campagne car la Suisse nous a choisis pour la catégorie «meilleur film étranger». Nous avions donc un budget qui venait de la Confédération et de Swissfilm. Du coup, nous avons eu la plus grosse campagne qui ait jamais existé en Suisse. Nous sommes partis à Los Angeles cinq semaines pour y faire une trentaine de projections, avons rencontré des publicistes et organisé quelques cocktails «questions-réponses». Ça a été très intense. Nous sommes contents que ça ait porté des fruits et des nominations aux Golden Globes. Quand on pense que nous sommes déjà sélectionnés, c'est énorme d'en être arrivés là! Comme le dit mon producteur Max Karli: «on est au sommet de l'Everest, on ne pense pas pouvoir aller beaucoup plus haut, mais on ne sait jamais!». On a quand-même une chance sur 5 en théorie, mais une sur 10 en réalité. C'est Zootopie qui va gagner...ur les Oscars, félicitations! Comment vous sentez-vous et comment estimez-vous vos chances de remporter un Oscar dans la catégorie «meilleur film d'animation»?

Allez-vous tout de même préparer un discours au cas où vous gagneriez?

Oui, parce que j'étais allé aux Golden Globes sans discours en me disant qu'on ne pouvait pas gagner comme ça, que les films américains gagnaient toujours là-bas. Donc très relaxe. A notre arrivée sur place, quelques-uns des 80 journalistes qui votent nous ont félicités pour notre nomination. Ils avaient voté pour nous et pensaient que nous gagnerions. Du coup, j'ai eu une grosse attaque de panique car je n' avais rien préparé... Donc, même si je pense qu'on n'a pas beaucoup de chances de gagner, c'est quand-même rassurant d'avoir un discours tout prêt.

Et comment estimez-vous vos chances de remporter un César le 24 février ?

Pour les Césars, nous avons un petit peu plus de chances de gagner parce qu'il n'y a que 3 films dont «La tortue rouge» qui est un très bon film et vient de gagner le prix du meilleur film d'animation indépendant aux Annie Awards qui sont les Oscars de l'Animation.

L'Oscar compte-t-il plus que d'autres prix pour vous?

Non. En fait, ce qui m'intéresse là-dedans, c'est la médiatisation qui est faite pour le film. Il y a, en effet, un si grand nombre de films sur les écrans que si un film ne marche pas les deux premières semaines après sa sortie, il ne reste pas sur les écrans. Parmi les films d'animation, beaucoup ont d'énormes budgets de promotion, ce qui n'est pas notre cas... Du coup, un prix comme un Oscar fait parler du film et le fait connaitre. Il le porte vers les spectateurs et c'est ça qui m'intéresse. Après, il est vrai que participer à tout ça est assez chouette!

Allez-vous assister à la cérémonie des Oscars en chair et en os?

Nous prenons l'avion le 25, au lendemain de la cérémonie des Césars et assistons le 26 à la cérémonie des Oscars...

Savez-vous déjà comment se déroulera cette journée des Oscars?

Oui, plus ou moins. Avant la cérémonie, il y a le tapis rouge avec des interviews et beaucoup de journalistes. Il faut déjà compter une heure ou deux le matin. Après la cérémonie qui devrait durer assez longtemps, il y a plusieurs fêtes où nous avons une ou deux invitations. Donc je pense que nous ferons un peu la fête! (Il sourit)

Que vous gagniez ou pas?

De toutes facons!

Espérez-vous rencontrer certaines personnes pour coopérer dans des futurs projets?

Ça, c' est déjà fait. La semaine dernière, au lunch traditionnel à Los Angeles, nous avons pu rencontrer, entre autres, des gens de Disney, de Dreamworks et des personnes de grandes agences américaines qui ont beaucoup aimé notre film. C'est bien aussi de rencontrer des acteurs ou des personnes qu'on ne rencontrerait pas dans la vie normale.

Vous rencontrez un immense succès à l'international et votre film a été loué par la presse. Qu'est-ce que ca représente pour vous? Qu'est-ce qui a changé dans votre vie depuis?

Beaucoup de travail surtout! Mais c'est un travail que je fais avec beaucoup de plaisir! Ça porte le film vers les spectateurs et je sais qu'il n' y a pas d'autre solution pour nous que d'aller, à fond, jusqu'au bout. Il y a toujours de nouvelles questions et beaucoup d'amour en retour de la part du public ou des enfants lors des avant-premières. Nous recevons beaucoup d'énergie et de plaisir en retour: nous avons mis beaucoup d' amour dans ce film. Après, il est vrai que c'est un long travail: ça fait presque une année que nous nous donnons à ce film. Je suis maintenant un peu le porte-parole de l'équipe qui a fait ce travail. Ça occupe beaucoup de place dans ma vie et ça prend beaucoup de temps. C'est mon premier succès donc je découvre tout... Je suis très peu chez moi. Je ne fais que ca depuis le mois de mai...

Pourquoi avoir fait vos études à l' école Emile Cohl de Lyon?

La section «animation» n'existait pas encore à l'école de Lucerne au moment où je cherchais à me former dans l'animation.

A-t-il été difficile de trouver les bonnes voix pour les personnages et combien d'enfants ont participé au casting?

Je me suis tourné vers Marie-Eve Hildbrand qui fait pas mal de castings avec des enfants. Nous avons donc essayé de trouver des enfants qui soient proches des enfants du scénario et qui aient le même âge mais qui ne soient pas acteurs. Nous avons donc casté 200 enfants et en avons gardé une trentaine qui pouvaient être assez spontanés et pas trop impressionnés par les gens autour d'eux, pouvant rester eux-mêmes pour qu'il y ait la même dynamique que dans le scénario. On ne leur a pas fait apprendre le texte par coeur, ils ne connaissaient d'ailleurs pas l' histoire. C'était comme dans la vie: on sait à peu près ce qui va se passer mais finalement, il y a des surprises.

Avez-vous été obligés de vous adapter aux enfants?

Oui. Quand ils jouaient une scène et que l'on remarquait qu'ils ne comprenaient pas quelque chose ou n'arrivaient pas à s'exprimer, on essayait de construire avec eux des répliques plus naturelles.

Combien de temps avez-vous mis pour réaliser ce film?

J'ai lu «Autobiographie d'une courgette» de Gilles Paris il y a 10 ans. J'ai eu les droits tout de suite mais il nous a fallu 6 ans pour trouver un producteur et démarrer. Pendant ces 6 ans, j'ai beaucoup travaillé avec Cédric Louis avec qui j'avais déjà fait un film. J'ai fait plusieurs court-métrages et entre les court-métrages, je travaillais le scénario et les personnages jusqu'au moment où nous avons trouvé le producteur. Ensuite, ça a pris 4 ans. Le tournage lui-même a duré 1 an. La quatrième année a été l'année de la promotion du film.

Vous avez réalisé 30 secondes par jour. Est-ce normal, peu ou beaucoup pour un film d'animation?

Pour comparer: à Los Angeles, nous sommes allés visiter plusieurs studios qui réalisent 3 secondes par semaine (!) C'est la raison pour laquelle ces films coûtent plus cher. Comme nos personnages étaient plus simples – ce qui est plus facile à animer – ça a été plus rapide. Nous avions 15 plateaux, donc 15 décors en parallèle.

Comment avez-vous fait pour ouvrir le livre de Gilles Paris aux enfants (c'est plutôt un récit pour adultes)?

Dans le livre, c'est Courgette qui parle et qui raconte son enfance. Il a un regard très enfantin et naïf sur le monde. Il rencontre tous ces enfants qui ont eu un départ difficile dans la vie et il décrit ça d'une manière réaliste mais toujours avec le décalage de son regard. Il y a en effet des choses assez dures. Le livre se lit à partir de 12 ans en France, à l'école, mais c'est une lecture accompagnée. Dans le livre, Courgette tue sa mère avec le révolver de son père. Il y a aussi des descriptions détaillées des sévices qu'ont subi les enfants. Comme je trouvais cette histoire assez belle – ayant été touché par des histoires d'orphelins quand j'étais enfant - j'ai trouvé bien de partir de cette histoire pour évoquer les difficultés de ces enfants, sans trop insister pour surtout montrer que les enfants peuvent reprendre confiance dans la vie.

Alors le résultat final est plutôt un film pour enfants ou pour adultes?

Les enfants comprennent tout à partir de huit ans, on a essayé de ne pas faire de deuxième degré et que ça soit à la hauteur des enfants avec des dialogues assez directs et assez simples mais par contre je suis obligé de constater que les enfants ne sortent pas du film de la même manière que les adultes.

C'est à dire?

Les enfants sont avec les enfants du film et ils se posent beaucoup de questions sur ce que va devenir Simon, ils se demandent plus ce qui va se passer ensuite. Ils sont plus dans le concret alors que les adultes sont plus dans l'émotion et la nostalgie. Et ceci n'était pas vraiment voulu ou construit c'est plutôt une constatation.

Quelles ont été les réactions des enfants face au résultat?

Pas mal d'enfants ont témoigné et dit qu'ils se rendaient compte à quel point ils avaient de la chance avec leurs parents. Il y en a un qui m'a raconté qu'il avait un copain violent et il pensait qu'il avait vécu des choses qu'il cachait. J'ai fait ce film pour dépasser les a priori et casser un peu les barrières.

Vous souveniez-vous, en réalisant ce film, de ce que vous aimiez – enfant – à la télévision?

Oui, absolument. Enfant, j'ai regardé «Heidi» réalisé par Isao Takahata et Hayao Miyazaki, série nostalgique, histoire d'orphelin. J'ai aussi regardé «Rémi sans famille», un téléfilm qui m'a beaucoup marqué. Je me souviens aussi avoir été témoin de choses un peu difficiles autour de moi qui avais une enfance heureuse. J'étais impuissant comme tous les enfants mais ça m'a beaucoup marqué. En réalisant ce film, je savais que quelque chose venait de là.

Comment saviez-vous si ce film allait plaire aux enfants?

C'est à cause de ça que j' ai mis 6 ans à trouver un producteur. Le discours auquel j'étais confronté était : «ça ne marchera jamais car les enfants ne s' intéressent pas à ça, ils ont besoin d' action, de divertissement» Moi, j'étais persuadé que les enfants étaient curieux et qu' ils avaient aussi besoin de choses plus réalistes, qu'ils s' intéressaient aux choses de la vie. Je pense que les enfants ont besoin de diversité. On leur donne beaucoup de divertissement, peut-être parce qu'on a peur de leur parler du monde qu'on leur offre.... Il vaut mieux leur parler de choses difficiles que de les laisser seuls face à elles. Il leur faut un peu de tout.

Vous avez choisi la chanson «Eisbär» de Grauzone pour la scène «la boum». En hommage à la Suisse?

Avec Sophie Hunger, nous avons cherché le plus possible de talents en Suisse. «Eisbär» de Grauzone était une chanson que j'adorais à l'adolescence tout comme mon producteur. De plus, comme il s'agit d'un ours blanc qui se retrouve seul sur la banquise, j'ai trouvé que ça allait bien avec des orphelins. Et comme le DJ est quelqu'un de notre âge, nous nous sommes dit que c'était plausible.

Et Kafka comme lecture pour le personnage de Camille?

C'est une accessoiriste qui a eu cette idée. Elle m'a demandé ce que je voulais que Camille lise et elle m'a proposé Kafka, ce qui était bien car c'est l'idée de la métamorphose de l'insecte et ces enfants sont à une époque de transition. Je travaille avec une forte équipe et ce n'est pas toujours moi qui décide des détails. Parfois je donne comme indication certains détails auxquels je tiens mais souvent beaucoup de choses viennent de l'équipe avec laquelle je travaille depuis 10 ans.

Les personnes non-voyantes peuvent désormais mieux comprendre les scènes et profiter de votre film grâce à GRETA, une nouvelle application cinéma. Avez-vous d'autres projets en vue pour les non-voyants?

Ce qui est bien avec ce système, c'est que les gens ne sont plus à l'écart, même s'ils sont différents. Des personnes non-voyantes peuvent assister à la projection dans la même salle que tout le monde. Non seulement elles comprennent le film mais elles sentent les émotions des autres spectateurs. «Ma vie de Courgette» raconte comment vivre ensemble, comment intégrer les personnes marginales. Ce système va sans doute s'appliquer à beaucoup d'autres films. C'était un premier test.

Que vont devenir les personnages maintenant? Y aura-t-il une deuxième partie?

Non, car je trouve que c'est bien de laisser une part à l'imagination et je trouve que les personnages sont bien là où on les quitte. J'ai eu plusieurs propositions pour faire une série de 6 ou 7 épisodes. C'est vrai que dans le livre, il y a plus de personnages, une vingtaine d'enfants. Il y aurait moyen de réaliser quelques épisodes à partir du livre. Mais je ne pense pas être celui qui le fera. On donnera peut-être les droits à quelqu'un qui sera intéressé mais moi, un autre projet m'intéresse.

Et ça serait?

J'ai grandi à la campagne avec des grands-parents qui étaient des paysans traditionnels, très proches de la nature, très écolos avant l'heure. Puis on est passés à l'agriculture intensive avec des engrais, des produits chimiques et mes parents qui ont 80 ans aujourd'hui se rendent bien compte que ce n'est pas génial, qu'il s' est passé quelque chose de bizarre et du coup, j' ai envie d' en parler. Mais je ne veux pas faire quelque chose qui évoque seulement des regrets. J'ai cherché un endroit au monde où le changement est en train de se produire et j'aimerais parler de Borneo, des peuplades qui vivent encore dans la forêt qui est aussi détruite pour faire de l' huile de palme. Certains indigènes vont travailler dans ces plantations parce qu'ils ont besoin d'argent pour scolariser leurs enfants. Je trouve cette thématique intéressante et je voudrais en parler en passant par une petite fille qui vivrait dans la forêt...

Allez-vous conquérir Hollywood?

On va essayer!!!

C'est dans la nuit du 26 au 27 février 2017 que nous saurons si ce film tellement émouvant aura reçu un Oscar dans la catégorie «meilleur film d'animation».

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