Du Venezuela aux Etats-Unis «On ne retrouvera jamais mon corps ici» - Il raconte son effroyable odyssée

AFP

3.1.2024

Quand le bandit a menacé de lui tirer une balle dans la tête, Marcel Maldonado a cru sa dernière heure venue. Il allait mourir là, au fin fond de la forêt tropicale, dans sa traversée du Darien, en route vers le rêve américain.

Coûte que coûte, Marcel Maldonado a voulu rejoindre les Etats-Unis (image d’illustration).
Coûte que coûte, Marcel Maldonado a voulu rejoindre les Etats-Unis (image d’illustration).
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Kidnappé par des criminels dans cette jungle à cheval sur la Colombie et le Panama, le Vénézuélien de 30 ans, amputé d'une jambe, se souvient alors que sa mère l'avait prévenu. C'est l'une des routes les plus périlleuses pour les migrants. Il se dit : «On ne retrouvera jamais mon corps ici.»

C'est arrivé quelques jours après son départ du Venezuela le 15 septembre avec sa femme Andrea, 27 ans, et leur fils adoptif Samuel, huit ans. Une des pires frayeurs mais pas la seule durant un périple de près de deux mois à travers neuf pays.

Durant toutes ces semaines, plus de 15 journalistes de l'AFP au Panama, au Costa Rica, au Nicaragua, au Honduras, au Mexique et aux Etats-Unis ont suivi son parcours en car, en radeau, à pied claudiquant appuyé sur une canne.

Barbe au menton et regard tendre, ce technicien est l'un des 7,7 millions de Vénézuéliens - 25% de la population selon l'ONU - à avoir abandonné depuis 2014 le pays pétrolier englué dans une crise politique, sociale, économique. En 10 ans, le PIB s'y est contracté de 80%.

Au Venezuela, «j'imaginais une vie de misère, du type de celle que vit ma famille», explique-t-il. Il ne veut pas de ça pour sa femme et son fils. Il redoute aussi de n'y pouvoir remplacer la prothèse métallique qu'il porte depuis qu'il a perdu la jambe droite en 2014, quand une voiture a embouti sa moto. Marcel vend quelques affaires de valeur, son père se défait de sa voiture pour aider à financer le voyage et ils prennent la route pour les Etats-Unis.

Derrière lui, à Maracay (nord), il laisse une maison à moitié construite et quelques vieux vêtements dans une armoire que sa mère Doraida Medina vient respirer de temps en temps pour se souvenir de lui.

900 dollars

Des produits contre les serpents, une tente, un petit réchaud, des bottes de caoutchouc. A la première étape, à Cucuta, dans le nord de la Colombie à la frontière du Venezuela où ils sont arrivés en car, ils achètent le nécessaire.

Ici, les migrants s'échangent des tuyaux pour survivre dans la jungle. Ce sont pour la plupart des Vénézuéliens mais il y a aussi Equatoriens, Cubains, Haïtiens, Chinois, Afghans, Africains.

Arrivé dans le nord-ouest de la Colombie, il faut payer des trafiquants pour traverser le golfe d'Uraba en radeau et rejoindre en moto l'entrée du Darien, zone de marais et de forêt dépourvue de route. Marcel verse 900 dollars USD.

Avancée en file indienne, femmes et hommes, un enfant dans les bras et un sac sur le dos, sur des sentiers où les pieds s'enfoncent dans la boue ou se heurtent à la rocaille, étouffés par une nature dense et sauvage traversée de rivières sableuses.

«La folie» commence «quand tu descends vers le Panama», raconte-t-il à l'AFP. «Il n'y a pas de sécurité. Personne ne te vend rien. Tu dépends de ce que tu as dans ton sac à dos. Les bandes (criminelles) organisées sont cachées entre les arbres.»

D'après l'ONG Human Rights Watch, des organisations comme le Clan del Golfo - principal cartel de narcotrafiquants colombiens - gagnent des dizaines de millions de dollars avec le contrôle du «Tapon del Darien» (le bouchon du Darien).

Enfer vert

Dans cet enfer vert, le piège se referme sur Marcel, sa famille et ses compagnons de route quand soudain un bandit armé tire en l'air, raconte-t-il. «Ils nous ont tous jetés au sol, jurant qu'ils allaient nous tirer dessus.»

Allongés à plat ventre, les hommes sont frappés à coups de machette. «J'ai tout donné. Je ne vais pas mourir pour des choses matérielles», dit-il.

«Ils ont fouillé les femmes dans leur intimité. C'est horrible parce que tu ne sais pas ce qu'il peut se passer.» De janvier à octobre, 397 migrants dont 97% de femmes, pris en charge par Médecins sans frontières, ont été victimes de violences sexuelles dans cette jungle.

«J'ai eu la peur de ma vie quand j'ai vu un des assaillants avec le bonnet d'Andrea. J'ai pensé: qu'est-ce qu'il lui a fait ? Et puis elle est arrivée, elle allait bien avec l'enfant. Nous nous sommes embrassés. Nous avons pleuré pendant un bon moment.»

Relâchés au bout de huit heures, Marcel et sa famille n'ont sauvé que leurs papiers d'identité. Le petit a de la fièvre, ils n'ont rien mangé de la journée. Ils passent deux jours et demi de plus dans le Darien, par où ont transité en 2023 plus d'un demi-million de migrants - 250.000 de plus qu'en 2022.

Solidarité

Une dernière rivière et c'est la fin de la jungle. Emacié mais triomphal, Marcel avance appuyé sur l'un de ses anges gardiens, Gustavo et Jesus deux compatriotes rencontrés à Cucuta en Colombie.

«Sans eux, je n'y serais pas arrivé», dit-il évoquant la force des courants qui arrachaient sa prothèse.

Bajo Chiquito, village panaméen écrasé de chaleur, est le passage obligé pour les migrants à la sortie du Darien. C'est dans cette localité animée que les journalistes de l'AFP rencontrent la famille Maldonado.

L'odyssée reprend. Marcel a reçu de l'argent que sa soeur a pu lui faire parvenir après avoir vendu sa voiture. Au Costa Rica, ils dorment sur des cartons dans une gare routière.

Andrea, ex-employée d'université, visage poupin et cheveux mi-longs, s'épanche. «Tout ça, c'est pour avoir un avenir meilleur. Au Venezuela, tu survis juste pour manger...»

Avec un téléphone prêté par l'AFP, ils peuvent appeler chez eux. Elle raconte à sa belle-mère leur traversée. Elle apprend qu'une de leurs nièces a perdu ses dents de lait.

«Les gens sont un peu froids» au Costa Rica, trouve Marcel. Mais il réussit à se faire offrir des billets pour le Nicaragua. Au Honduras, des gens l'aident à vendre des friandises dans la rue. Au Guatemala, on le dépanne. A chaque étape, la solidarité.

«Prépare-toi pour le Mexique»

«Si tu penses que la forêt (du Darien) est le plus difficile, prépare-toi pour le Mexique», l'avait-on prévenu.

«C'est vraiment le plus difficile», confirme après-coup Marcel Maldonado en évoquant le coût de la vie, les marches sans fin, les extorsions à répétition. L'entrée dans le pays se fait par le Chiapas (sud) pour les migrants venus d'Amérique centrale vers les Etats-Unis.

Pour éviter des agents du service de migration, Marcel, Andrea et Samuel se réfugient dans la montagne. Un supplice : «De l'herbe s'accrochait à ma prothèse», raconte-t-il. «A trois ou quatre reprises, je suis tombé à genoux et je ne pouvais pas me relever.»

Quand ils arrivent à Mexico, c'est le 1er novembre, en pleine célébration de la fête des morts. Petit moment de répit: le migrant vénézuélien photographie de gigantesques têtes de mort sur la place centrale du Zocalo. Il appelle son père pour écouter avec lui les «rancheras» (chansons traditionnelles mexicaines).

Monterrey puis Matamoros au nord, à la frontière avec le Texas. Pendant le trajet, Marcel est racketté neuf fois par les forces de sécurité mexicaines qui ont arrêté le car et menacé de l'expulser, affirme-t-il.

Chaque extorsion augmente son angoisse de manquer d'argent. Il doit garder 60 dollars pour les passeurs qui leur feront traverser le Rio Grande, entre le Mexique et les Etats-Unis.

Et c'est la peur au ventre qu'ils arrivent dans la ville-frontière. Le cartel mexicain du Golfe et ses narcotrafiquants sont connus pour opérer dans la région.

Mais le temps d'un repas, une vague de nostalgie l'envahit. Pour la première fois depuis son départ, il mange des «arepas» (pain de maïs garni), ce plat typique du Venezuela acheté à une compatriote qui attend de pouvoir déposer une demande d'asile. L'emballage en papier d'aluminium réveille chez lui le souvenir des pains farcis que lui préparait sa mère quand il allait à l'école.

Matelas pneumatiques et barbelés

Ce sera pour ce soir. Aux portes du rêve américain, Marcel écarte l'option de déposer une demande officielle d'asile via l'application CBP One (Customs and Border Protection), à travers laquelle les autorités américaines programment des rendez-vous. Cela peut prendre des mois, selon les associations.

Il sait que les expulsions directes d'immigrants vénézuéliens en situation irrégulière ont repris depuis un récent accord entre Washington et Caracas, alors que le président démocrate Joe Biden subit de fortes pressions sur les questions d'immigration avant la présidentielle de 2024.

Entre octobre 2022 et septembre 2023, plus de 2,4 millions d'interceptions de migrants par voie terrestre ont été enregistrées, selon la police des frontières, un record. Mais il décide de se lancer ce soir même avec des trafiquants vénézuéliens.

«Ils (les passeurs) disaient que nous ne devions emporter que les papiers d'identité, l'argent et jeter les sacs et les vêtements», témoigne Marcel. «J'avais très peur, c'était des gens qui n'inspiraient pas confiance.» Un homme masqué demande à l'AFP d'arrêter de filmer.

Dans la nuit, Marcel descend vers le fleuve. Sa prothèse s'enfonce dans le sol humide. Il doit la retirer. «Ils nous ont mis dans l'eau, qui était assez froide. L'eau m'arrivait par dessus les hanches. Les matelas pneumatiques étaient petits. Ils devaient nous transporter un par un. Quand ils m'ont embarqué, ils ont eu peur que la prothèse crève le matelas.»

Sur l'autre rive, aidé de ses compagnons il réussit à passer le mur de barbelés qui marque l'entrée aux Etats-Unis. Quand les phares d'une voiture de patrouille américaine s'allument comme des projecteurs, le groupe a déjà franchi la frontière.

«Rien n'est impossible»

«Nous y sommes ! Quelle joie !» Marcel vient d'envoyer une vidéo triomphale à sa famille. On est le 4 novembre, il a parcouru 4.300 km, dépensé 7.000 USD et franchi sa dernière épreuve.

En 2022, plus de 680 personnes sont mortes ou ont disparu en tentant de passer la frontière sud des Etats-Unis, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Premières formalités à Brownsville, Texas. On lui fait un test ADN et lui remet un téléphone portable pour garder sa trace et son contact.

Ils repartent avec leur permis de résidence jusqu'en mai 2026, date à laquelle un juge se prononcera sur leur demande d'asile. «Tous ceux qui se déplaçaient en famille sont passés», explique-t-il. Leur nouvelle vie peut commencer à Greenville, en Caroline du Sud.

Quand l'AFP les retrouve en décembre, Marcel vend des fleurs dans la rue, en attendant son permis de travail. Andrea fait aide-ménagère. Samuel va à l'école, il apprend l'anglais.

Dans leur petit logement, le Vénézuélien laisse libre cours à ses rêves américains: acheter une voiture pour travailler comme taxi, avoir un enfant, changer de prothèse. Rejouer un jour au basket-ball. «Rien n'est impossible. »