«Fins de règne» en librairieChappatte: «Le monde est en train de basculer sous nos yeux»
Valérie Passello
5.12.2023
Patrick Chappatte réunit un choix de dessins réalisés entre 2019 et 2023 dans le recueil «Fins de règne», paru aux éditions «Les Arènes».
Chappatte: "Mon antidote, c'est le dessin"
Pour mieux "digérer les atrocités" qu'il observe dans le monde, Patrick Chappatte a sa botte secrète.
04.12.2023
Valérie Passello
05.12.2023, 07:07
05.12.2023, 08:36
Valérie Passello
Interview à découvrir aussi sur blue Zoom ce soir à 20h!
Patrick Chappatte, le titre de votre livre: «Fins de règne», ça sent un peu le déclin... Est-ce que le monde décline à votre avis?
La guerre en Ukraine
Der Spiegel - mars 2022
LecommentairedeChappatte: Boutcha était le premier crime de guerre notoire. Dans le conflit ukrainien, même si l'Europe investigue, difficile d'imaginer que des solutions seront trouvées ou qu'il y aura justice un jour. Là on était au début du conflit, mais au milieu de tout ça, je pense qu'on n'a pas idée du nombre de crimes de guerre qui sont commis sur le terrain tous les jours. C'est presque un dessin naïf, enfin nunuche quoi, qui essaye de se dire: "Ben oui mais la justice est-ce qu'elle va arriver un jour?" Et je crois que le dessin de presse fait bien de montrer l'humain, le petit humain qui essaye de se débrouiller dans un monde où les immeubles sont détruits, où la pauvreté empêche de manger, où on doit fuir sur des embarcations de fortune à travers l'océan. Enfin l'humain, c'est toujours dans le dessin de presse le même petit bonhomme: on le reconnaît, on s'y identifie. C'est lui, c'est nous. C'est la force du dessin d'humaniser les problèmes.
Déjà, le fait de prendre cette tranche de cinq ans, c'est pour une raison géopolitique majeure. C'est qu'en fait, le dernier bouquin en français que j'avais fait datait de 2018 (rires). Mais en prenant cette tranche, on se rend compte que quand on regarde l'actualité, surtout internationale, c'est une période où on a l'impression de basculement. Le monde est en train de basculer sous nos yeux, dans tous les domaines en fait. Que ce soit la montée du sud global, la remise en question de l'ordre occidental, cette irruption de la guerre en Ukraine qui remet complètement les cartes sur la table. C'est des fins de règne tout ça. Est-ce que c'est la fin du règne de l'humain avec l'irruption de l'intelligence artificielle? Ça, c'est un autre sujet qui me fascine complètement... Donc voilà, partout où on regarde, je me dis, ça sent un petit peu les fins de règne, oui, c'est vrai.
Vous êtes un observateur privilégié de la marche du monde depuis des années. Y a-t-il encore des choses qui vous surprennent dans l'actualité?
Franchement, si les gens ne sont pas surpris de ce qu'on est en train de vivre depuis quelques années... on ne sait vraiment pas où on va là, comme on est parti. Si on n'est pas surpris de voir Credit Suisse, la marque qu'on croyait «too swiss to fail», disparaître littéralement du jour au lendemain: ça fait aussi partie de cette sensation de fin de règne. La Suisse, dont le drapeau est l'emblème absolu de qualité et de reconnaissance, perd tout d'un coup cette marque globale. Donc oui, il y a de quoi être surpris. Je crois qu'on l'est tous.
Est-ce que vous avez peur?
La cybercriminalité
Le Temps - janvier 2022/ Patrick Chappatte
LecommentairedeChappatte: Ce dessin est né de la mésaventure de la commune de Rolles, complètement débordée par des cyberattaques. Et c'est arrivé à pas mal de communes, qui ont été la cible de hackers noirs. Déjà on se rend bien compte que c'est un grand point d'interrogation, que toutes nos sociétés sont largement exposées, surexposées et assez largement démunies. On n'ose même pas imaginer à quoi ressemblera la vraie «cyberguerre» de demain. Mais de temps en temps on a un petit aperçu. On voit qu'internet reste le buffet à volonté de toutes nos données. Donc j'ai toute une série de dessins sur ce sujet. Je crois qu'il y a pas mal de gens qui ont utilisé ce dessin dans des présentations.
Moi, j'ai la chance d'avoir un antidote qu'on m'a prescrit dès la plus petite enfance, c'est le dessin. Donc toutes les atrocités, les idioties et les fracas du monde, je les conjure à travers le dessin. C'est ma manière à moi de digérer un monde qui nous bouscule, qui nous étonne et qui nous fait peur en ce moment. On a parlé de ces cinq ans: j'ai réussi le tour de force de faire un gros livre. Il est beau, il est gros. Vous le posez sur la table, ça fait son bruit. Donc en faisant ça, je raconte une époque. Et boum! Les lois de l'édition restant toujours les mêmes, le bouquin est bouclé, il va sous presse. Et qu'est ce qui se passe? Un conflit absolument majeur éclate au Proche-Orient. Et donc il est totalement absent de ce livre, ce qui en fait quasiment un argument de vente aujourd'hui, parce que je crois qu'on est tellement effaré, terrorisé et fatigué de la guerre en Israël que finalement c'est peut-être un argument de vente de dire: «écoutez il n'y a quasiment pas de dessin Proche-Orient dans ce bouquin».
Ce conflit-là, vous l'aviez vu venir?
Je n'ai pas vu venir le conflit au Proche-Orient comme personne d'autre. D'ailleurs la preuve, dans cinq années de dessin de presse, il y en a peut-être deux qui concernent Israël et les Palestiniens. Donc c'était relégué -faussement relégué évidemment- à l'arrière comme ça, dans la grande catégorie des choses dont on n'a pas à se soucier. Il faut dire qu'en tant que société et en tant que communauté internationale, on a tellement vu de crises se succéder. Une crise planétaire avec par-dessus une crise pandémique, avec par-dessus une guerre en Ukraine. Enfin, on a toutes ces couches d'un millefeuille totalement effarant. Et donc, non, évidemment, on n'avait pas vu venir. On arrive en fin d'année là, et on va sentir la fatigue. Je ne sais pas si on est capable moralement de se prendre tellement de préoccupations avec cette nouvelle crise énorme à gérer.
La presse en danger
Le Temps - février 2022/ Patrick Chappatte
LecommentairedeChappatte: C'est juste nous rappeler que quelque chose qui nous est quand même cher, le journalisme de qualité, le journalisme professionnel, celui dont on fait des reposts, des likes -il y a au moins 90% du contenu sur internet qui est généré de sources au départ journalistiques- ces sources, pour qu'elles continuent d'exister, il faut peut-être les aider. Donc il faut les acheter, il faut soutenir les médias professionnels. Il faut juste se rappeler que l'information a un coût. Et l'information de qualité a un coût. Et que quand on regrette, c'est un peu trop tard en général. Voilà, on fait passer le message. Page de publicité corporatiste mesdames et messieurs.
Vous le disiez, le dessin ça vous aide à digérer tout ça. Est-ce que vos dessins servent aux gens aussi à digérer l'actu ou à les faire réfléchir? Ou les deux?
Les deux idéalement. C'est vrai que normalement c'est contre-intuitif parce qu'on ne réfléchit pas trop en digérant. Pour revenir au millefeuille, généralement quand on en a mangé un, on va plutôt faire une sieste. Mais là, l'idée, c'est évidemment de digérer par le sourire. Ça, c'est une bonne manière d'intégrer une actualité dont on ne sait pas que faire. En fait, c'est de la tourner dans un petit raccourci drôle, si possible. Donc, ça vous fait sourire, ça c'est déjà un début de digestion. Et puis ensuite si dans les quelques secondes qui suivent il y a un tout petit peu de réflexion... Si on se dit: «Ouais dans le fond ce qui est dit là c'est pas mal, ça peut ouvrir des pistes...», si c'est le cas, c'est vraiment un dessin réussi.
Ca sert aussi à piquer un dessin parfois, pas piquer les petits mais piquer les grands, je pense à Macron qui s'en prend quand même plein la figure, même aussi Aung San Suu Kyi qui est critiquée dans un dessin alors que d'habitude, elle, personne ne s'y attaque. Vous aimez titiller?
Le réchauffement climatique
Der Spiegel - octobre 2021/ Patrick Chappatte
LecommentairedeChappatte: Le changement climatique, je lui consacre une rubrique entière et j'ai toujours pas mal de dessins là-dessus. C'est un sujet qui se renouvelle sans cesse, parce qu'il est toujours pétri de contradictions. En tant que société, en tant qu'individu, en tant que collectivité, on est pétri de contradictions par rapport au climat. On est consommateur d'un côté, conscientisé de l'autre, on a la volonté politique -quand on l'a- d'un côté et puis tout d'un coup les réalités économiques de l'autre. Nous, acheteurs, nous nous contredisons avec notre bonne conscience écologique. Et donc ça fait que c'est toujours une source de dessin. Et ce dessin-là montre cette absurdité «jusqu'au boutiste» dans laquelle on est, de se dire: «bon ben c'est pas encore trop grave tant que l'usine tourne»...
Quand même c'est la définition du dessin de presse, c'est son rôle historique et c'est ce qu'il devrait être normalement. C'est-à-dire tendre un miroir critique à notre société, aux puissants, quels qu'ils soient d'ailleurs. Quand la religion est instrumentalisée du point de vue politique, quand elle devient une force politique et militaire, c'est aussi une puissance. La puissance, c'est pas seulement les gouvernements, évidemment, les grandes sociétés sont une puissance incroyable dans le monde d'aujourd'hui, les big techs sont une puissance plus grande que les États, tout ça. En effet, le but du dessin de presse, c'est de porter un regard critique. Et c'est pas très difficile de s'en prendre aux chefx d'État, parce que ça fait partie de leur job et de mon job, ça on le sait tous les deux. D'ailleurs c'était assez amusant, j'ai rencontré une fois Macron à l'Elysée dans le cadre d'une remise de médailles -qui n'était pas pour moi je vous rassure- qui était pour Didier Pittet. Mais du coup j'ai échangé quelques mots avec lui et il était au courant de mes dessins parce qu'il me voit dans le canard enchaîné. Il a eu un petit air pour dire «ah oui c'est vous!» et on s'est regardé un peu comme ça.
Et je lui ai quand même fait l'honneur avec la couverture de ce livre, «Fin de règne», de sortir ce livre mi-novembre, le jour de sa visite d'Etat en Suisse. C'est pas un bel hommage à Macron, ça?
Macron en couverture
Les Arènes/ Patrick Chappatte
«Fins de règne», paru aux éditions «Les Arènes», est sorti en librairie à la mi-novembre.
Et vous avez eu deux expériences assez fortes que vous expliquez dans le livre. Il y a d'abord le dessin avec la Cour suprême américaine où on voit des talibans à la place des juges, c'était lors de la décision contre l'avortement et ça a généré une vraie tempête sur les réseaux sociaux. Est-ce que vous pouvez nous raconter cette histoire?
Oui alors ça me paraissait très simple a priori, il me semblait que je faisais un truc assez clair, c'est le genre de dessin où je ne voyais pas du tout de polémique possible. La Cour suprême américaine, très à droite, prend cette décision de casser le droit fédéral à l'avortement.
Donc je mets à la place des juges de la Cour suprême des talibans ou des mollahs, si on veut, c'est un peu du même acabit, des oppresseurs de femmes dans leur pays, des théocrates. C'est un miroir tendu à l'Amérique: «Regardez, vous qui faites la guerre aux arriérés théocratiques dans le monde, en fait, votre Cour suprême, c'est ça, vous êtes des talibans». Bon, dessin politique, voilà.
Et tout d'un coup il y a eu des réactions sur mon fil Twitter, en anglais attention: X si vous préférez. Donc ce sont des phénomènes qui s'auto- amplifient et qui peuvent devenir assez forts, ça a duré une semaine. J'ai été traité de raciste et d'islamophobe de manière assez abondante, à mon grand étonnement. Des gens voyaient dans le fait de représenter des talibans une insulte aux musulmans. Alors là, bonjour!
Pour moi c'est là qu'il y a un malentendu qui ne sera pas réglable entre une vision du monde qui est très activiste, très essentialiste: ils voient dans mon personnage un musulman essentialisé, alors que pour moi, un taliban ou un mollah, c'est un chef théocratique, c'est un oppresseur.
Donc d'un côté, moi j'ai peut-être ma vieille vision du monde avec une échelle de classe. Il y a «les oppresseurs», et puis il y a les femmes en Afghanistan qui sont au dernier rang de la société, qui sont «les opprimés». Et puis il y a des nouveaux activistes qui voient une autre échelle qui est moins horizontale, qui est plus verticale, où on est soit musulman, soit chrétien, soit blanc, soit noir.
«Twitter ou X est un éléphant qui trompe énormément»
Chappatte
Dessinateur de presse
Et peut-être qu'il faut mélanger un peu les deux grilles de lecture, il ne faut pas avoir qu'une seule grille de lecture. Mais c'est cette grille de lecture qui est ressortie à travers ces réactions.
Mais ce que j'ai fait surtout, c'est d'analyser. J'ai utilisé, j'ai profité, si vous voulez, d'être la cible d'une tempête Twitter pour l'analyser de l'intérieur et pour, au contraire, analyser les chiffres, analyser l'impression qu'on en a. Moi, j'ai eu l'impression d'être tout seul au monde et de me faire taper dessus pendant une semaine.
Puis après, en analysant à froid un mois plus tard les chiffres Twitter, les likes, les reposts, les reposts avec commentaires, etc... On se rend compte que ce n'étaient que 30% des réactions. Je ne parle que des réactions, même pas des gens qui n'ont pas réagi parce qu'ils ont apprécié, mais qui n'ont pas liké: 30% des réactions étaient en réalité négatives.
Twitter ou X est un éléphant qui trompe énormément. On a une fausse impression, il y a une distorsion, ça a un effet levier très fort, les réseaux sociaux. Et j'ai écrit ce texte pour dire que c'est un enseignement que je trouve intéressant pour nous tous, les médias, les institutions, les gouvernements.
Aujourd'hui, on tend à sur-réagir, les adultes sur-réagissent à des jeux d'enfants, qui sont les jeux d'activistes sur Twitter, qui font peur, qui font perdre les pédales et qui font que des journaux s'excusent pour du contenu, font du service clientèle et retirent du contenu. Ce qui fait que des activistes vont en demander toujours plus et donc ce jeu-là, il faut juste être clair que c'est trompeur. Twitter X n'est pas le lectorat d'un journal par exemple, c'est un public dont l'importance est sur-évaluée par les algorithmes. Voilà, c'est tout ça que je voulais expliquer.
Cet autre dessin aussi, à moi, il m'a paru assez innocent: c'est le train indien qui dépasse le chinois...
Alors c'est un tacot indien très cliché. Si vous cherchez «India train» dans Google images, vous allez voir ces images-là, qu'on a vues dans des films et qui sont certainement un peu du passé mais pas que, d'après tout ce que j'ai eu comme témoignage, avec des gens sur le toit, des gens aux fenêtres, des gens accrochés... et ce train diesel avec toute cette foule dépasse en fonçant à toute allure un de ces TGV chinois glacés, métalliques et froids. Et quand vous regardez ce dessin, vous vous dites on a plutôt envie d'être dans le train indien: c'est beaucoup plus sympa, ils ont des drapeaux, ils rigolent, ils s'amusent et dans le TGV chinois, il y a deux fonctionnaires.
C'était pour illustrer le fait que l'Inde dépasse la chine en termes de population. Donc là, de nouveau un dessin qui à moi me paraît plein de bonne humeur, en tout cas pour le pour l'Indien qui verrait ça.
Surprise: c'est devenu quasiment un scandale géopolitique entre l'Inde et l'Allemagne. Pourquoi l'Allemagne? Parce qu'il est paru dans «Der Spiegel», magazine allemand pour lequel je travaille.
Mais là c'est un autre cas que l'histoire du dessin avec les talibans. Ce n'est pas ce cas d'amplification des réactions sur les réseaux sociaux. C'est l'utilisation des réseaux sociaux et l'excitation de la foule par des gouvernements.
Il y a un conseiller du ministre de l'information indien qui allume la mèche, en effet, sur X, en disant: «dessin outrageusement raciste de la part des Allemands, qu'elle honte, etc...» Et alors, après, on m'a dit: «ce type-là est connu, c'est le troller en chef du gouvernement». Donc il fait ça tout le temps. Parce que le gouvernement Modi est un gouvernement nationaliste qui a besoin d'exciter sa base régulièrement et parce que ce dessin avait le malheur d'aller à l'encontre du message principal de propagande indien qui est de dire qu'avec Modi tout va mieux.
«Je tombais juste à l'encontre de la propagande du gouvernement»
Chappatte
Dessinateur de presse
Alors oui ils ont électrifié beaucoup de lignes, donc un détail est peut-être faux dans le dessin: ça devient difficile d'être sur le toit aujourd'hui, sauf dans certaines lignes régionales. Oui, ils ont des projets de TGV, mais enfin le train est très symbolique en Inde. Le gouvernement Modi aimerait projeter l'image de ce gouvernement qui fait pour son peuple, qui réussit tout. Donc je tombais assez mal avec ce dessin. Ça tombait juste à l'encontre de la propagande du gouvernement.
Et donc, «bada-boum», ça a déclenché quelque chose d'inimaginable. D'abord, la mèche allumée sur les réseaux sociaux. Les nationalistes indiens sont nombreux. Et puis il n'y a pas que des nationalistes, il y a des gens, quand on leur dit que c'est hyper raciste, qui regardent et disent: «ben oui c'est hyper raciste», car souvent on ne réfléchit pas trop, on s'énerve avec la foule.
Donc il y a eu des tomberaux de messages sur le Spiegel, les pauvres, je ne sais pas combien de messages ils ont reçus, et sur mon fil Facebook, sur mes réseaux, me traitant évidemment de nazi, le journal est nazi, enfin dès que c'est Allemagne c'est nazi, faut savoir le point Godwin est atteint tout de suite avec les médias allemands.
Après certains se sont rendu compte que en réalité je suis né au Pakistan, alors c'est devenu pire parce que l'Inde et le Pakistan c'est des ennemis mortels, donc j'étais un terroriste islamiste, bref...
Et puis c'est vrai que tous les médias indiens, mais aussi internationaux, The Guardian, The Independent, BBC, CNN, ont relaté l'histoire. D'une manière, là j'étais assez effaré, car ils l'ont fait en relayant la réaction de départ. Aucune mise à distance, c'est du retweet de la part de médias, à part quelques journaux qui ont fait le travail, qui ont mis en contexte.
Et puis même l'ambassadeur d'Allemagne en Inde a dû se fendre d'une explication très drôle où il commence par dire: «Vous savez en Allemagne, les médias sont indépendants. Cela dit, le dessin n'est ni drôle ni approprié. J'invite le dessinateur à venir en Inde se rendre compte».
«Il y a ce paradoxe insolvable d'un monde ouvert avec des esprits fermés»
Chappatte
Dessinateur de presse
Or, il se trouve qu'il y a 4-5 ans, j'ai fait une tournée de quatre conférences dans cinq villes en Inde. C'est un pays que j'apprécie beaucoup et où je compte pas mal d'amis. Notamment une dessinatrice avec laquelle j'étais dans un débat. Une fille qui a fait une BD sur le sort des musulmans en Inde, alors qu'elle n'est pas musulmane, ce qui demande beaucoup de courage.
Et elle m'a dit «tout ça est intéressant parce que ça met en lumière le dessin, alors que nous, illustrateurs et dessinateurs indiens, sommes lentement réduits au silence.» Et du coup, j'ai écrit un texte qui parle de ça, de la situation des humoristes en Inde aujourd'hui, dans le gouvernement Modi.
Je voulais qu'on termine avec les réseaux sociaux, Patrick Chappatte, parce que récemment il y a un appel qui a été lancé par les dessinateurs de presse, disant: «Attention, la satire est en danger». Le réseau social est un allié ou un ennemi?
C'est les deux, c'est à la fois une bénédiction et un malheur. En général, mais pour les dessins encore plus. On n'a jamais eu un public aussi grand. Sauf qu'une partie de ce public, on ne devrait pas l'avoir. Jamais les dessins de Charlie Hebdo n'ont été aussi vus et partagés, sauf qu'il y a des gens qui ne devraient pas avoir ces dessins ni commencer à les commenter, parce qu'ils ne sont pas faits pour eux.
Il y a ce paradoxe insolvable d'un monde ouvert avec des esprits fermés. Ou d'un monde totalement ouvert sans plus aucune paroi mais avec un art, le dessin de presse, la caricature politique, qui fonctionne nécessairement dans un périmètre. C'est-à-dire que l'on fonctionne avec un public qui a des références. Le dessin de presse qu'on trouve dans l'humour, il a des références qui parlent, qui fonctionnent et sont comprises par un public.
Même l'image, les symboles qu'on utilise dans un dessin peuvent être compris différemment dans une culture ou dans une autre. Et pour ça, dites-moi, comment on fait? Tout ça nous parle de l'impact du dessin, qui est immense. Pourquoi est-ce qu'il y a des controverses autour de dessins sans arrêt? C'est parce qu'ils encapsulent un message avec une force inouïe, visuelle et simple. Mais ce message, on peut mal le comprendre ou le détourner et ça donne les polémiques que ça donne.
On ne va jamais trouver un sens de l'humour commun à toute la planète, même avec beaucoup de sessions à l'ONU, ça va être difficile de se mettre d'accord sur quelles blagues vont marcher dans le monde entier. Et on ne va jamais refermer internet. Quoique... c'est ce qui va peut-être résoudre notre problème: on va être de plus en plus dans un monde avec des internets fermés, c'est à dire un internet chinois, un internet russe, un internet occidental, avec le sud global qui ne se retrouve plus du tout maintenant dans le discours occidental, peut-être aussi un internet au sud.
Bon, je termine avec une ironie désagréable mais c'est une possibilité aussi. Mais en tout cas aujourd'hui il faut qu'on vive avec ça en tant que société, parce que c'est vrai pour tout le monde: il faut qu'on arrive à défendre la liberté d'expression et nos valeurs, même si certains des contenus tournent mal, sont mal compris ou sont exploités et que ça fait peur à tout le monde. Il ne faut pas se laisser intimider.
Le dessin n'en est pas à sa fin de règne?
On peut se poser la question: est-ce que le titre «Fins de règne», de manière subliminale, parle aussi du règne de l'humour, du deuxième degré et du dessin de presse? Si on ne se bat pas pour ces valeurs, oui, on peut aussi ne plus arriver du tout à faire de l'humour parce qu'on sera tellement en train de se corseter.
Les rédactions en chef ont peut-être de la peine à trouver tout le courage dont elles ont besoin quand elles perdent des lecteurs, quand économiquement ça va mal. Et si en plus les dessins de presse sont un facteur de polémique voire de désabonnement, imaginez!
Tout ça, ça fait beaucoup d'éléments qui font qu'on doit être courageux ensemble. La société, les lecteurs, les rédacteurs en chef, ceux qui pratiquent l'humour. On doit se rendre compte ensemble qu'une fois qu'on a perdu l'information de qualité ou la satire politique, c'est trop tard. On va le regretter, mais ce sera trop tard.
Vous allez continuer, quoi qu'il advienne, contre vents et marées?
Moi, je vais continuer jusqu'à ce que ce ne soit plus possible. Vous me faites encore trois, quatre polémiques comme celles qu'on a décrites là, puis j'irai planter des carottes à la montagne, parce que ce sera fatigant, simplement.