Une économie qui tangue sans fin, mais un pays qui chavire de bonheur: l'Argentine, plus proche que jamais d'un troisième sacre mondial au Qatar, paraît oublier pour un temps tous ses maux.
Le chiffre «3» hante des millions d'Argentins dernièrement. Trois, comme la 3e étoile de champion du monde sur le maillot de l'Albiceleste, qui est à portée après 36 ans d'attente et deux finales perdues (1990, 2014). Trois aussi, comme l'inflation qui risque d'afficher 3 chiffres, 100%, pour 2022.
L'inflation est à deux chiffres depuis des décennies. Jeudi, l'Institut statistique INDEC publiera l'indice des prix pour novembre, qui devrait se situer autour de 6%, sans annoncer une décélération de l'inflation, actuellement de 88% en inter-annuel.
Une parenthèse
L'ivresse suscitée par la qualification en finale de l'Albiceleste serait-elle une parenthèse masquant la réalité des étiquettes? En début de tournoi, la ministre du Travail Kelly Olmos avait affirmé que «le peuple argentin mérite bien une joie».
«Il faut travailler tout le temps contre l'inflation, mais un mois ne va pas faire une grande différence. En revanche, du point de vue du moral, de ce que cela signifie pour l'ensemble des Argentins, on veut que l'Argentine soit championne».
La sortie lui a valu une pluie de critiques, et pourtant! Agglutinés autour des écrans, dans les bars, dans la «fan-zone» de Buenos Aires, les supporters argentins – dont l'immense majorité touche un revenu mensuel moyen de 66'500 pesos (363 euros) – ne sont pas loin d'acquiescer. Après le Mondial, le déluge.
«Des voies parallèles»
«Les gens sont bien conscients des problèmes», mais le football et la situation économique «sont sur des voies parallèles», estimait Lucrecia Presdiger, agente hospitalière de 38 ans. «Il y a beaucoup de gens qui ont vraiment besoin de cette joie, et en profitent à fond, l'espace d'un moment. Mais ils ne le prennent pas au premier degré, ils savent que ce n'est que du football, connaissent parfaitement les problèmes. Il ne faut pas les prendre pour des idiots».
«Ce serait un soulagement, une respiration, une joie, au moins momentanée, et c'est quelque chose que nous méritons. C'est qu'on a le moral un peu bas...», souriait Tony Molfese, designer.
Réalité implacable
La ministre Kelly Olmos rappelait que le sacre mondial de 1978 avait eu lieu en pleine dictature. «Nous étions sous la dictature, persécutés, nous ne savions pas de quoi demain serait fait, mais l'Argentine a été championne et nous sommes sortis fêter dans la rue. Et puis nous avons continué avec la réalité, qui était implacable...»
«Le football octroie des joies individuelles et collectives. Mais les joies sont éphémères, elles ne suppriment pas les autres problèmes de l'existence», analyse pour Ariel Scher, écrivain et universitaire spécialiste de football. «C'est comme quand notre enfant réussit un examen, on est heureux, mais cela ne paie pas les factures».
Souvenir pour toujours
«La spécificité du football, c'est qu'il nous donne la possibilité d'un bonheur à la fois éphémère et éternel: aucun autre problème ne sera résolu ou effacé, mais en même temps, même brièvement, il nous éblouit avec quelque chose qui nous laissera un souvenir pour toujours», poursuit-il.
Selon un sondage en novembre d'un institut de l'Université San Andrès (Buenos Aires), 77% des Argentins estimaient que le résultat du Mondial influerait «beaucoup» ou «un peu» sur le moral des gens. Et 32% considéraient que le résultat pourrait influencer l'élection présidentielle d'octobre 2023.
Pour autant, passée l'union, la joie d'une finale, «l'humeur sociale redeviendra comme avant. Et aucune force politique ne pourra capitaliser sur une éventuelle victoire», prédit le politologue Raul Aragon. D'autant que la «Seleccion» actuelle – au contraire d'un Maradona qui affichait ses sympathies péronistes – n'a pas mis le moindre orteil en politique.
A chaque match, des joueurs argentins – comme le gardien Dibu Martinez après avoir arrêté les penalties néerlandais – ne manquent pas de rappeler qu'ils «jouent pour 45 millions» d'Argentins «qui ne passent pas par un bon moment économiquement».
Des mots qui portent, et assurent en retour une «connexion spéciale avec cette équipe-là», assurent régulièrement des supporters. Un des rares cercles vertueux de l'Argentine de 2022.