Sortie ciné: «Emilia Pérez» Audiard: «Il y a 10 ans, je n'aurais pas pu intellectuellement concevoir ce film»

Valérie Passello

20.8.2024

Le nouveau film de Jacques Audiard, «Emilia Pérez» sort au cinéma ce mercredi 21 août. Inclassable, l'oeuvre oscille entre comédie musicale, soap opéra, télénovela et thriller. Un tourbillon un peu fou, mais qui tient la route. Rencontre avec le réalisateur.

Jacques Audiard: «J'espère que ce film peut avoir une fonction d'identification»

Jacques Audiard: «J'espère que ce film peut avoir une fonction d'identification»

«Emilia Pérez» sort au cinéma ce mercredi 21 août. Inclassable, l'oeuvre oscille entre comédie musicale, soap opéra, télénovela et thriller. Un tourbillon un peu fou, mais qui tient la route. Rencontre avec le réalisateur.

20.08.2024

Valérie Passello

Au sortir de la projection d' «Emilia Pérez», on est pour le moins étourdi. Difficile de dire d'emblée si l'on a adoré ou détesté. Peut-être en raison de la profusion des thèmes exploités, ainsi que des genres narratifs. Néanmoins, c'est bon signe: le spectateur n'est jamais lâché. Sur les plus de deux heures que dure le film, on ne décroche pas en cours de route, malgré les multiples embranchements de ladite route.

Fou? Génial? Un peu des deux? À chacun de se faire son opinion en allant voir «Emilia Pérez», récompensé par le Prix du Jury au Festival de Cannes.

blue News a vu le film pour vous
© PAGE 114 - WHY NOT PRODUCTIONS - PATHÉ FILMS - FRANCE 2 CINÉMA - SAINT LAURENT PRODUCTIONS - Photographe : Shanna Besson

Quand le plus infâme des narcotraficants mexicains rêve de devenir une femme... Coincé dans son corps et dans sa vie, Manitas va faire appel à une brillante avocate, Rita, pour réaliser son projet fou. Mais quelques années pus tard, celui qui est devenu Emilia Pérez va vouloir retrouver une partie de sa vie d'avant. Et Rita sera à nouveau sollicitée. Dans cette fable contemporaine, Jacques Audiard exploite de nombreux sujets de société, graves, sous la forme inattendue d'une comédie musicale. Les actrices qui portent cette histoire parfois abracadabrante sont brillantes, et notamment Karla Sofía Gascón (photo), actrice transgenre interprétant le rôle de Manitas et celui d'Emilia Perez. Coloré, haletant, prolifique, voire débordant, le film prend le spectateur par la main et ne le lâche pas une seconde. Notre note: 8/10

Mais quelle a été l'étincelle ayant embrasé une telle explosion d'idées? De passage à Lausanne le 1er juillet, le réalisateur Jacques Audiard raconte pour blue News:

«Moi, la chose qui m'apparaît la première fois, c'est l'histoire d'un narco-trafiquant qui décide de devenir une femme. Ça, c'est sur le chapitre d'un roman, qui s'appelle 'Écoute'. Et l'auteur du roman ne développe pas le personnage. Donc là, ça a été vraiment une intuition, je me suis dit: 'tiens j'ai envie de faire quelque chose de ça'».

Au centre de l'histoire, il y a la transition de genre. Pour Jacques Audiard, la forme du film doit être «à l'image de son héroïne», se transformer: «Il doit passer à travers des genres, genre narcos, genre télénovelas, jusqu'au kitsch... et voir jusqu'où ça peut tenir». Ainsi, le film lui-même n'est pas assigné à un genre. Le réalisateur l'a voulu «fluide jusqu'à l'excès, jusqu'à une production excessive de drame», à l'instar de l'un de ses autres succès cinématographiques, «De rouille et d'os», sorti en 2012.

«Trouver les formes esthétiques de la tragédie»

Le récit que nous narre Audiard peut certainement être qualifié de fable contemporaine: une fiction exprimant une vérité générale. Le réalisateur va plus loin: «Je dirais que c'est une mythologie, que c'est un mythe. Sans spoiler, à la fin, elle est quand même devenue une sainte...» 

Jacques Audiard pendant le tournage d'«Emilia Perez».
Jacques Audiard pendant le tournage d'«Emilia Perez».
© PAGE 114 - WHY NOT PRODUCTIONS - PATHÉ FILMS - FRANCE 2 CINÉMA - SAINT LAURENT PRODUCTIONS - Photographe : Shanna Besson

Si «Emilia Pérez» surprend par son scénario original, la forme ne l'est pas moins. Aborder des thèmes comme les féminicides, le narcotrafic, la guerre des gangs ou la corruption par le biais d'une comédie musicale, un style a priori plutôt joyeux, il fallait oser. Mais Jacques Audiard n'estime pas qu'il s'agisse d'un contrepied: «Je n'ai pas une grande culture de la comédie musicale, parce que je ne suis pas un fan. Mais celles qui m'ont touché, c'est par exemple 'Cabaret' de Bob Fosse. C'est la montée du nazisme, quand même, ça ne fait pas tout à fait rire et on chante et on danse là-dessus».

Il cite aussi «Les Parapluies de Cherbourg», un drame sur fond de guerre d'Algérie, ou encore l'«Opéra de Quat'sous», qui parle de la crise économique des années 20. «Si on peut chanter et danser sur une tragédie, il me semble qu'on peut dire beaucoup de choses. Ce qui est intéressant, c'est de trouver les formes esthétiques de la tragédie. C'est ça qui m'intéresse», relève le cinéaste.

L'espagnol, comme une partition

Alors qu'il ne parle pas espagnol, Jaques Audiard a néanmoins choisi cette langue pour son film: «La comédie musicale, on sait depuis très longtemps qu'elle chante en anglais. Et moi j'ai pas du tout envie de ça, j'ai envie d'une langue des pays émergents, d'une langue de pauvres, d'une langue de gens qui ont des problèmes de pauvreté et de violence», explique-t-il.

Ainsi, il exploite cette langue comme une partition, ce qu'il avait déjà fait dans d'autres de ses oeuvres, comme «Un prophète» en 2009. Il détaille: «J'ai besoin très régulièrement, de réduire le dialogue des comédiens à quelque chose de musical, avec lequel moi ,je vais avoir un rapport musical. J'écoute ce qui va s'échanger comme de la musique et je vais juger de ce que j'ai écouté par rapport à l'émotion que ça m'a produit. Je vais pouvoir m'attacher à plein de choses, à des inflexions, à une ponctuation. Et ça se met d'accord.»

À plusieurs moments du film, cet aspect ressort de manière puissante. Notamment quand Manitas propose à Rita de travailler pour lui. À noter aussi des dialogues poignants qui se transforment en duos très réussis, par exemple lorsque Rita tente de convaincre un médecin d'opérer Manitas, ou quand le malfrat, devenu Emilia Perez, borde son enfant, des années plus tard.

Les femmes en avant, «le monde change»

Le film est porté essentiellement par des femmes: Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz y tiennent des rôles forts. Les quatre actrices ont reçu le Prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes.

À noter que Karla Sofía Gascón est la première femme transgenre à décrocher une telle récompense. «S'il y a un truc dont je suis bien sûr, affirme Jacques Audiard, c'est qu''Emilia Pérez', je n'aurais pas pu le faire il y a dix ans. Je n'aurais pas pu intellectuellement le concevoir. Et dans son fond, et dans sa forme, et dans sa forme qui reprend le fond».

Il poursuit: «J'ai l'impression que tout avance en même temps, le monde bouge, le monde change, et moi je suis dans la vague, je suis tout ça. Tout à coup, des sujets que vous ne pensiez pas du tout évidents pour vous il y a dix ans, coulent de source aujourd'hui. Le cinéma est un outil d'identification. S'il veut rester en grand, sur grand écran, on doit avoir des choses projetées plus grandes que nous, mais qui nous identifient.»

Le réalisateur salue le jury cannois, qui a eu l'«intelligence» de créer un prix d'interprétation féminine pour quatre comédiennes aux origines multiples, un fait totalement inédit. Il estime que cette reconnaissance, qui l'a surpris lui-même, est un signe de l'évolution de la société.