Récits glaçants Les cris étouffés de femmes violentées par des soldats russes

AFP

26.4.2024

Olga fait glisser sur son cou une lame imaginaire. D'une voix lente et fatiguée, elle raconte les sévices que lui infligeait son ex-mari. Il avait juré, dit-elle, de la brûler à l'acide et de la décapiter.

En Russie, des violences conjugales impliquant des anciens combattants se multiplient (image d’illustration).
En Russie, des violences conjugales impliquant des anciens combattants se multiplient (image d’illustration).
IMAGO/ITAR-TASS/ Sipa USA

AFP

26.4.2024

A l'automne 2022, cet homme déjà violent part combattre volontairement en Ukraine. A son retour en Russie, sept mois plus tard, sa hargne est décuplée et il jouit d'un nouveau statut protecteur : héros de guerre. «Il est devenu plus radical», soupire Olga. «Il dit qu'il est intouchable et que rien ne lui arrivera.»

L'AFP a pu s'entretenir avec deux femmes russes qui, sous couvert d'anonymat et sans révéler le lieu où elles vivent, ont décrit les violences subies des mains de leurs conjoints revenus du front. Leurs prénoms ont été changés.

Ces témoignages sont rares, la crainte de parler étant renforcée par la propagande glorifiant les militaires envoyés en Ukraine et les répressions face à toute critique de l'armée.

Et le Kremlin, malgré la multiplication du nombre des violences conjugales impliquant des anciens combattants, dit ouvertement que la question n'est pas à un niveau «préoccupant». Avant même le conflit, le désintérêt des autorités pour ce problème, un mal endémique en Russie, n'encourageait pas la parole.

«La mort et les larmes»

Olga habite dans une petite ville de Russie. Son couple, dit-elle, était marqué par les viols, les coups, les humiliations, les vols d'argent et l'alcoolisme de son conjoint, qui contrôlait tous ses déplacements et toutes ses interactions sociales. Comme souvent dans les relations d'emprise, il la suppliait de lui pardonner après chaque scène de violence, avant, toujours, de recommencer.

Puis, en octobre 2022, il demande à être mobilisé. Une fois parti au front, Olga espère qu'il deviendra un homme meilleur, adouci par la vision de la «mort» et des «larmes». Espoir balayé.

Blessé au combat par des éclats de grenade, il rentre un soir à la maison. «Dès le soir suivant, j'étais en dépression nerveuse», raconte Olga. «Il était totalement sobre mais ses yeux brillaient, ses yeux étaient glacés. Il a commencé à m'insulter».

Ce soir-là, avant qu'il ne lève la main sur elle, elle parvient à appeler une ambulance et à s'y réfugier. «Je leur ai dit : +Si vous me laissez sortir de cette voiture, il me tuera+.»

Olga se tourne vers la police mais aucune poursuite sérieuse n'est engagée. Il est désormais, confie-t-elle, un homme «respecté» par son entourage, fort de son statut de combattant et des trois millions de roubles (30.000 euros) reçus pour sa blessure. Une somme conséquente en Russie, qu'il a rapidement dilapidée.

Le couple finit par divorcer à l'automne 2023. En décembre, il repart à la guerre, non sans la frapper et lui voler de l'argent, encore une fois. Depuis, Olga est animée par un «rêve de justice». Elle a eu un déclic en tombant sur une émission à la télévision abordant les violences conjugales : «C'était comme si d'un coup on me parlait.» Elle a porté plainte et s'est tournée vers l'association «Consortium d'ONG féminines» pour obtenir de l'aide.

Épidémie à venir

Sofia Roussova, une employée de cette organisation, a reçu l'année dernière une dizaine de signalements concernant des soldats de retour d'Ukraine.

Selon plusieurs ONG, les traumatismes et la légitimation de la violence engendrés par la guerre, associés au faible suivi psychologique des anciens combattants, entraîneront une épidémie de cas. «Les conséquences pourraient s'étaler sur une dizaine d'années», avertit Sofia Roussova, soulignant que la baisse significative des dépenses sociales au profit du budget militaire ne fera qu’aggraver la situation.

D'autant que, note cette experte, les militaires revenus du front peuvent avoir un sentiment d'impunité et de supériorité, les dirigeants russes ne cessant de les présenter comme des «héros».

«Des femmes m'ont souvent dit que leur agresseur (de retour d'Ukraine) affirmait qu'il ne serait pas puni. Ces hommes affichent ce statut. Comme le système ne défendait pas toujours les femmes auparavant, ils pensent qu'elles ne seront pas défendues et que l'Etat sera de leur côté», explique Sofia Roussova.

Des dizaines de meurtres, de viols et d'autres agressions commis par des soldats et ex-mercenaires du groupe paramilitaire Wagner, connu pour son ultraviolence, ont déjà été signalés dans la presse russe depuis un an et demi.

Certains de leurs auteurs ont été condamnés à des peines sévères. Mais, dans les régions de Volgograd et de Rostov, la justice s'est aussi montrée clémente en ne condamnant pas à la prison ferme deux anciens combattants qui ont poignardé leurs compagnes. L'une d'elles est morte.

«Valeurs traditionnelles»

Autre problème fondamental : il n'existe pas en Russie de loi criminalisant spécifiquement les violences au sein de la famille. Une tentative de faire passer un texte a échoué en 2019 sous la pression de l'Eglise orthodoxe, qui y voyait une menace pour les «valeurs traditionnelles» portées par Vladimir Poutine. D'après Mme Roussova, ce vide juridique renforce l'apathie des forces de l'ordre et cache l'ampleur du phénomène.

Interrogé par l'AFP sur la crainte d'une hausse du nombre des violences domestiques impliquant des militaires, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a affirmé mi-avril que Vladimir Poutine avait récemment participé à une réunion avec des responsables du ministère russe de l'Intérieur et que «ce type de violences ne figurait pas parmi les indicateurs préoccupants ayant été évoqués».

A ces risques s'ajoute le retour dans la société de criminels graciés et libérés de prison après avoir servi en Ukraine. En novembre 2023, le Kremlin a défendu cette politique, considérant que ces hommes avaient «expié leur crime par le sang».

Des colonies pénitentiaires ont confirmé à Sofia Roussova que des auteurs de violences familiales faisaient partie des volontaires allés se battre en Ukraine. Elle évoque l'histoire d'une femme qui lui a avoué avoir été soulagée d'apprendre la mort au combat de son ancien compagnon, parti à la guerre pour échapper à la prison.

«Habitués au cauchemar»

Nadejda, une autre victime d'abus interviewée par l'AFP, raconte, quant à elle, que son ex-mari est rentré du front après avoir fait partie des dizaines de milliers de détenus recrutés par Wagner, qui a joué un rôle crucial sur le champ de bataille jusqu'à la révolte de son chef, Evguéni Prigojine, en juin 2023.

A son retour d'Ukraine au printemps 2023, Nadejda affirme que son ancien conjoint était encore plus agressif, accro à la drogue et se réclamait d'une «élite» combattante devant laquelle elle devrait s'incliner.

Longtemps, sa «honte» l'empêche de demander de l'aide. Fin 2023, elle rejoint finalement un refuge pour femmes battues car, au cours d'un épisode d'une grande violence, elle a craint pour sa vie et celle de ses enfants.

Elle porte plainte et, à sa grande surprise, il est arrêté. Nadejda dit être tombée par chance sur un «flic de quartier» qui l'a comprise et guidée, alors que ses tentatives précédentes s'étaient heurtées à l'inaction de la police.

«On s'était habitué à ce cauchemar, on vivait dedans, on avait l'impression que ce n'était pas grave. Maintenant, on digère tout ça et on comprend que c'est l'horreur», témoigne cette femme, à l'occasion d'une conversation vidéo interrompue à un moment par l'apparition de la tête de son petit garçon.

Elle et ses enfants sont désormais suivis par des psychologues. Son agresseur est en détention mais la peur n'a pas disparu et, quand elle marche dans la rue, elle ressent «la sensation permanente qu'il est là, quelque part, à déambuler avec un couteau».