InterviewFrédérique Lantieri: «Peut-on se passer d’une marque devenue culte?»
Samuel Bartholin/AllTheContent
10.9.2018
S’arrêtera, s’arrêtera pas? L’annonce – suivie d’un démenti – de l’arrêt de «Faites entrer l’accusé» par la direction de France Télévisions a soulevé une tempête de protestations sur les réseaux sociaux. Frédérique Lantieri, qui présente depuis 2011 l’émission à la suite de Christophe Hondelatte, réagit en nous détaillant ici les ingrédients qui font que l’émission a autant marqué son temps, et pourquoi «Faites entrer l’accusé» reste selon elle indispensable au paysage audiovisuel.
Bluewin: comment avez-vous vécu l’annonce, ensuite contredite, de la direction de France 2 sur l’arrêt de «Faites entrer l’accusé»? Qu’en avez-vous pensé?
Frédérique Lantieri: Ça m’a paru absurde… On est le programme de deuxième partie de soirée qui fait le plus d’audience de France Télévisions, derrière l’émission de Ruquier. Je ne comprends pas pourquoi on se tirerait ainsi une balle dans le pied. Même si c’est un programme qui a 18 ans… Au vu des réactions, je crois qu’ils n’ont pas anticipé surtout à quel point c’est un programme qui a un «fan-club». Il y a des gens qui pour tout l’or du monde ne manqueraient pas un épisode de «Faites entrer l’accusé»! Et puis, dans une période où on parle d’économies, on a actuellement une dizaine de numéros déjà tournés sur les étagères, ce qui représente deux millions d’euros. Pour chaque numéro acheté de «Faites entrer l’accusé», France Télé dispose du droit de le diffuser trois fois. J’ai calculé, cela représente entre 80 et 90 heures de programmes ainsi déjà prêts. Comment, en période de vaches maigres, s’asseoir sur un tel montant?
«On a mis des teasers au début, on a «boosté» le truc, rendu les choses plus nerveuses.»
On prête à la directrice exécutive de France 2 Caroline Got des propos sur une émission «qui a fait son temps»…
«Faites entrer…» n’a pourtant cessé d’évoluer, dans ses codes narratifs et visuels: les équipes qui le font se sont adaptées en permanence, et toujours remises en question. A intervalles réguliers, on a changé le décor, on a pris des iPad, on s’adapte aux nouvelles technologies, comme d’ailleurs les enquêteurs dans leur travail. On a mis des teasers au début, on a «boosté» le truc, rendu les choses plus nerveuses. Ce sont de petites évolutions au fur et à mesure, mais qui demandent beaucoup de travail… J’y suis pour ma part depuis 2011, et ça n’a cessé de bouger. C’est pour ça que quand quelqu’un tombe sur un «Faites entrer…», il n’a pas l’impression de tomber sur un vieux programme: non, ça, je n’y crois pas une seconde.
«Je crois qu’ils n’ont pas anticipé à quel point c’est un programme qui a un «fan-club».»
Dominique Rizet, votre complice à l’antenne, a déclaré qu’il s’attendait malheureusement à ce que l’émission ne soit pas renouvelée une fois ces épisodes en attente diffusés.
Moi, je ne peux rien dire, je ne suis sûre de rien. Bien sûr, c’est un programme qui coûte cher, mais c’est aussi pour cela qu’il a un tel fan-club, car c’est un programme de qualité, et cela coûte forcément cher. Alors, est-ce que France Télé va être capable, en période d’économies, de commander de nouveaux numéros?… Il faut bien aussi mettre quelque chose à l’antenne! Peut-on se passer d’une marque aussi identifiée à France Télé, devenue culte, avec des références dans la musique, chez les humoristes? Ça me semble absurde! Et ça n’a rien à voir avec moi ou mon travail, mais avec tout ce que représente l’émission, sa notoriété. Si les audiences des prochains épisodes marchent bien, vont-ils pouvoir s’en passer? Je ne me prononce pas, mais à mon avis, si on fait une analyse à plat, rien n’est joué.
Vous évoquiez les réactions déçues des fans. Comment expliquez-vous la popularité, voire l’engouement suscité par le programme?
Parce que c’est vraiment le polar du réel! Si «Faites entrer…» a marqué les esprits, et que beaucoup ont cherché à s’en inspirer, c’est parce c’est très innovant: cette façon de reprendre les codes du polar, par les lumières, la musique, la manière de raconter… C’est extrêmement codifié, j’y joue un rôle, comme avant moi Christophe Hondelatte en jouait un. Il y a des codes visuels, narratifs, une signature, mais appliqués à chaque fois à des histoires différentes. Si vous regardez ce que font d’autres, Enquêtes criminelles, etc., c’est souvent simplement un reportage avec quelques interventions, là où nous avons un traitement vraiment identifié: on sait immédiatement qu’on est devant un épisode de «Faites entrer l’accusé», et les gens s’y retrouvent tout de suite. Et contrairement aux autres, on a souvent l’ensemble des acteurs judiciaires, les flics, les gendarmes… On refait ainsi toute l’instruction en images! Le réalisateur et le producteur ont vraiment créé un truc fort: le fait que ça a fonctionné pour Hondelatte comme pour moi montre d’ailleurs que ce n’est pas un cadre qui repose sur un présentateur, c’est une mécanique qui va au-delà.
«Cette émission dévoile le fond de la nature humaine, on va ainsi «au bout du bout».»
L’émission semble attirer un public plus diversifié que les seuls amateurs traditionnels de faits-divers sanglants…
Oui, car encore une fois, tout y est réfléchi, pensé: il y a derrière ce programme des équipes qui font le programme depuis des années, et qui y ont développé une sorte d’expertise. C’est très encadré, mais il y rentre aussi une part de créativité: le fait d’évoquer le crime sans le reconstituer permet de faire travailler l’imagination. On ne met jamais d’images atroces! De même, quand des témoins pleurent, en général, on ne le met pas. Il y a un respect des victimes, des accusés, de ce que disent les professionnels, avocats, policiers, qui ont ici le temps de s’exprimer longuement… Et ainsi, en même temps, cette émission dévoile le fond de la nature humaine, on va ainsi «au bout du bout». C’est comme ce que permet le polar en littérature: aujourd’hui, plus personne ne considère que c’est un genre mineur…
Quels sont les critères retenus pour traiter tel ou tel dossier criminel? Faut-il qu’il soit révélateur de quelque chose? Il faut déjà que l’affaire soit complètement terminée, qu’il n’y ait plus de recours, d’appels, de pourvois en cassation… Cela élimine pas mal de monde! Ensuite, notre programme dure 1h30, donc il faut qu’il y ait un peu de rebondissements, des personnalités intéressantes. On ne cherche pas forcément ce qui est «révélateur»: la violence est de toute façon représentative de la société en général. Bien sûr, cela ouvre aussi sur des questions fondamentales, mais ici, elles sont un peu annexes: ce qui nous intéresse surtout, c’est l’aspect intrigue intellectuelle, où l’on cherche, se questionne, chacun se faisant un peu détective, avec en plus une histoire humaine incroyable, des éléments psychologiques, affectifs…
Vous avez sinon également écrit une série documentaire sur la garde à vue, «48 heures», diffusée l’an dernier sur France 5… Oui, et on est actuellement en train d’en préparer une deuxième saison. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre ce qui se joue en garde à vue, comment quelqu’un avoue, alors qu’au départ, il n’a aucune intention d’avouer. Aujourd’hui, on n’emploie plus la manière forte, les coups… Je voulais donc m’approcher de cette guerre psychologique qui fait que, uniquement par la parole, quelqu’un va finir par passer aux aveux. Ça nous raconte aussi des choses sur l’humanité, sur l’importance de la parole, sur le fait qu’à un moment donné, on doit s’expliquer dans sa vie… Je trouve ça très intéressant.
«Les criminels eux-mêmes s’adaptent aux nouvelles techniques...»
La place croissante prise par les éléments techniques et scientifiques dans l’enquête ne réduit-elle pas cette importance de l’aveu?
Pas tant que ça! D’abord les criminels eux-mêmes s’adaptent aux nouvelles techniques, veillent à ne pas laisser leur ADN, à ne pas prendre leur portable… Certains ont même déjà laissé intentionnellement l’ADN de quelqu’un d’autre pour brouiller les pistes. Et puis, la grande interrogation, ça reste l’explication sur les raisons du crime. On ne peut pas empêcher les gens de vouloir comprendre! Il y a toujours des détails que seul le criminel connaît. Pour les victimes, leurs familles, ce besoin de savoir ne s’en va pas. Peut-être que pour l’affirmation de la culpabilité, on peut se passer des aveux, mais quand quelqu’un n’avoue pas, il peut toujours rester un petit doute… Et puis, surtout, les preuves ne permettent pas seules de comprendre. Quelqu’un, devant les assises, qui est capable d’expliquer son geste, n’aura pas la même sanction que quelqu’un qui s’obstine à nier. Enfin, vous savez, quand quelqu’un commet un crime sous le coup de la colère, la rage parfois décuple ses forces, et des choses que l’on juge a priori impossibles techniquement se produisent pourtant bel et bien. La façon dont quelqu’un va parler va aussi éclairer les incohérences d’un dossier, et va permettre de pouvoir ainsi expliquer tout ce qui reste sinon incompréhensible.
«Faites entrer l’accusé»: le dimanche à partir de 23h sur France 2. Avec Swisscom TV Air, vous profitez gratuitement de Swisscom TV sur votre ordinateur, votre tablette et votre Smartphone. Ainsi, vous pouvez regarder Swisscom TV, vos enregistrements inclus, où que vous soyez.
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