Reportage dans le Jura Pourquoi l'eau-de-vie est-elle aussi chère?

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23.9.2020

Après la branche, direction le tonneau.
Après la branche, direction le tonneau.
AllTheContent / Journal l'Ajoie / Benoît Monnin

Dans le commerce, un litre de Damassine AOP se négocie entre 80 et 90 francs en moyenne. Mais sur cette somme, quelle part revient réellement au producteur et, surtout, que paie véritablement le consommateur? On tente le calcul avec deux spécialistes de la branche, en Ajoie, dans le Jura.

Pommes, poires, prunes, mirabelles, damassines… comme chaque année à pareille saison, les arbres fleurissent d’une ribambelle de fruits plus ou moins importante en fonction des variétés. Puisque ponctuée en début d’année par une vague de gel qui a décimé la plupart des fleurs de damassiniers, la récolte sera «relativement normale» si l’on en croit les principaux producteurs du district de Porrentruy, dans le Jura.

Selon les régions, les villages et les altitudes, environ 80% des bourgeons ne donneront rien. «En 2018, qui était rappelons-le une année exceptionnelle, nous avions récolté 80 tonnes de damassines. Cette année, nous en aurons entre 16 et 18 tonnes. Comparativement, c’est peu, mais c’est malgré tout plus que ce que nous pouvions espérer», note Alain Perret, figure centrale de l’univers des fruits et des distillées.

«Par contre, pour les fruits à pépins, les pommes notamment, c’est un truc de dingue. Il y en a partout et en très grande quantité!», complète Hervé Blanchard. Une situation qui, ces jours et pour une semaine encore, sort du lit le propriétaire et gérant de la Distillerie de Porrentruy aux alentours de 4h30. «J’ai recommencé à distiller cette semaine et, en parallèle, je suis en train de terminer les récoltes dans mes vergers, alors non, on ne chôme pas.»

«Après, avec le temps qu’il fait, c’est plutôt agréable d’aller cueillir et ramasser les fruits, on n’a pas trop à se plaindre», lance l’intéressé au terme d’une nouvelle grosse journée de travail. 

Qui paie quoi?

Une fois ramassés et triés, comme le veut à la fois le protocole et la tradition, les différents fruits dont les damassines seront prêts à aller prendre un repos bien mérité dans les célèbres tonneaux bleus qui fleurissent désormais aux quatre coins du district.

Dans quelques semaines, mais avant le 31 décembre quoiqu’il arrive pour que l’alcool puisse s’appeler Damassine, il faudra encore que les petites prunes passent sans encombre au travers des alambics des distilleries officielles du canton. Alors seulement viendra le temps de la vente, et du retour sur investissement pour les producteurs, indépendamment du fait qu’ils soient à la tête d’une armée de 10, 100 ou 1000 litres. Car au-delà de son importance culturelle et de son statut incontesté d’ambassadrice principale du terroir ajoulot, la Damassine est un véritable business, avec ses coûts, ses taxes et ses recettes.

Mais alors, pour que les litres qui sommeillent dans les armoires et les caves de nombreux ménages ajoulots puissent être débouchés et dégustés, qui passe à la caisse et, surtout, qui paie quoi?

Entre 80 et 90 francs le litre

Avant d’attaquer les calculs précis, reste à savoir combien coûte un litre de Damassine AOP dans le commerce. «Il n’y a pas de prix fixe, c’est au producteur de décider combien il va vendre sa bouteille. Mais en moyenne, le litre vaut aujourd’hui entre 80 et 90 francs sur le marché», note Alain Perret en préambule.

Comme pour toute entreprise qui sort un produit de ses bureaux, de ses ordinateurs ou de ses machines, il faut ensuite déduire de cette somme les coûts de production. «Là aussi, il faut différencier deux types de production, poursuit Alain Perret. Comme nous travaillons avec de gros volumes de fruits et de grands vergers, Daniel Fleury et moi sommes obligés de tout intégrer dans ce calcul: les coûts de production pour un litre de Damassine AOP englobent donc autant le fait de planter un nouvel arbre que l’entretien, l’engrais, le ramassage, etc. Un petit producteur qui fait ça dans son verger privé, et je dis ça sans critique aucune mais par pure comparaison, ne va par exemple pas compter ses heures.»

À ce stade du calcul, selon l’estimation du producteur ajoulot, il faut compter un prix de 2,5 francs par kilo de damassine. Et quand on sait qu’il faut environ 10 kg de fruits pour faire un litre de goutte, cela nous mène à une base de 25 francs pour un litre et ce uniquement pour produire la matière première. Soit.

Et ensuite? «Ensuite, il faut compter l’amortissement des machines et du matériel comme par exemple les tonneaux et la trieuse et le temps qu’il faut pour mettre nos tonnes de fruits en tonneaux. À cela s’ajoute la distillation. Ce qui nous amène à une somme supplémentaire de 6 à 7 francs par litre. Pour simplifier, on va dire 7 francs.», poursuit Alain Perret. Vient ensuite le temps de la mise en bouteille, de la création et de la pose des étiquettes, des opérations pour lesquelles il faut compter environ 5 francs supplémentaires par litre.

Un impôt fédéral

Si on résume, nous en sommes à ce stade à un coût de production d’un litre de Damassine de 37 francs tout rond. Mais comme on parle ici d’alcool, chaque producteur, qu’il soit grand ou petit, professionnel ou amateur doit payer une taxe sur chaque litre produit par ses soins.

«Pour les spiritueux, la Confédération a fixé cet impôt à 29 francs par litre d’alcool pur, autrement dit d’alcool à 100 degrés. Pour la Damassine, comme on tourne traditionnellement autour des 40 degrés, il faut compter en moyenne entre 13 et 14 francs par litre», ajoute Alain Perret.

À ce stade, la comparaison entre le petit producteur privé et le grand producteur professionnel commence à prendre un peu plus de corps. «Les gens qui viennent avec leur tonneau distiller chez moi paient ce qui est nécessaire pour mon travail, pour l’amortissement de mes charges puisqu’il faut savoir que la distillation est extrêmement gourmande en eau et en énergie et ils repartent avec leur eau-de-vie. Mais sur la base d’un relevé très précis qui est envoyé à l’administration fédérale, il reçoivent ensuite à la maison une facture relative à l’impôt dont on vient de parler», souligne Hervé Blanchard.

Pour Daniel Fleury et Alain Perret, comme pour les autres grands producteurs de la région, c’est un poil différent: «Nous avons un entrepôt fiscal dans lequel on peut stocker notre production sans quelle soit soumise directement à l’impôt. C’est au moment de la vente que la procédure, basée ici aussi sur des décomptes et des contrôles très précis, va s’enclencher.»

Tout sauf de l’argent rapide et facile

Résumons une dernière fois: 14 francs d’impôt, plus 7 francs pour la mise en bouteille et 25 francs pour la production de la matière première font 46 francs. Si l’on soustrait cette somme au 85 francs moyens d’un litre de Damassine AOP, on arrive à une marge brute de 39 francs. Un résultat auquel il faut encore soustraire 2 francs par litre à 100 degrés et une cotisation de 180 francs pour posséder le label AOP ainsi que les 20% de prix de gros pour les producteurs qui ne vendent pas leur production de particulier à particulier.

«Au final, il reste évidemment de quoi payer notre travail, sans quoi cela ne vaudrait pas la peine de faire tout ça. Mais, contrairement à ce que l’on peut parfois penser, faire de la Damassine n’est pas forcément le moyen le plus rapide et le plus direct de faire fortune», souligne Alain Perret, rejoint sur la même longueur d’onde par Hervé Blanchard: «Comme vous pouvez vous en douter, et comme d’ailleurs pour tous les métiers agricoles, c’est aussi et surtout une question de passion. Et c’est important que les gens y pensent quand ils dégustent ce genre de produits!»

Régime spécial pour les agriculteurs-producteurs

L’an dernier dans le canton duJura, les 99 201 kg de damassons rouges ramassés ont permis aux producteurs locaux de produire exactement 9807 litres d’eau-de-vie pour un total de recettes de 110 010 francs. L’année précédente, selon les chiffres de la Division alcool et tabac de l’Administration fédérale des douanes, cette somme était multipliée par six (659 910 francs) en raison de la surabondance de fruits dont le district se souvient encore.

Mais comme souvent, les chiffres cachent également de jolies histoires. «À la fin du 18e siècle, le principal problème de santé publique, c’était l’alcool. Tout le monde distillait et, surtout, tout le monde buvait, raconte Alain Perret. Pour régler le problème, la Confédération a créé la Régie fédérale des alcools, qui a été chargée de réglementer la production et le marché.» Pour faire passer la pilule, l’administration fédérale imagine alors un système d’exonération de taxes pour les agriculteurs-producteurs.

«Les agriculteurs bénéficient toujours d’une franchise sur l’eau-de-vie produite à partir de leurs fruits. À l’époque, elle se calculait sur le gros bétail mais aujourd’hui, on utilise d’autres critères dont notamment la surface du sol cultivé», précise Jean-Claude Fleury, chef de la Division alcool et tabac.

Ainsi, un agriculteur qui possède plus de 10 hectares pourra produire 15 litres d’alcool à 100 degrés sans être taxé. Il pourra également produire 2,5 litres d’alcool à 100 degrés par personne adulte constamment occupée sur son exploitation (maximum 15 litres par exploitation) et 1 litre d’alcool pur pour 10 arbres fruitiers haute-tige (maximum 15 litres par exploitation également). Tout ceci à condition qu’il ne dépasse pas la limite globale fixée à 45 litres d’alcool pur fixé pour un producteur.

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