Colonialisme Le général Sutter, héros suisse (et trafiquant d’enfants)

De David Eugster

10.7.2020

Emmenez-le: une statue du général Sutter a récemment été retirée à Sacramento – en effet, il n’est en aucun cas le héros que beaucoup souhaitaient voir en lui.
Emmenez-le: une statue du général Sutter a récemment été retirée à Sacramento – en effet, il n’est en aucun cas le héros que beaucoup souhaitaient voir en lui.
Keystone/AP/Daniel Kim

Le général Sutter était considéré comme un phare pour les Helvètes en quête de succès aux Etats-Unis. Jusqu’à ce qu’un coup d’œil dans les archives ne révèle davantage d’atrocités que d’actes héroïques. Son histoire témoigne du désir d’oublier.

Certes, la Suisse n’a pas eu de colonies. Mais au-delà d’un simple projet de conquête initié par une poignée de nations, le colonialisme formait aussi la base de l’industrialisation et donc du capitalisme mondial: par exemple, si l’on suit les routes du coton, qui a été transformé en richesse dans des usines suisses après 1800, on se retrouve inévitablement dans les plantations américaines où trimaient des personnes enlevées en Afrique et réduites en esclavage.

Tout comme l’argent, les conceptions de l’être humain qui justifiaient l’assujettissement de pays entiers ne se sont certainement pas arrêtées à la frontière suisse. Le colonialisme a imprégné et continue d’imprégner la culture suisse quotidienne: à travers les noms des biens coloniaux, à travers les «sauvages stupides» dans les contes pour enfants et les histoires narrant les aventures d’individus partis à la conquête du monde. L’une de ces histoires est celle du héros suisse du Far West Johann August Sutter.

Le général Sutter, un héros

Johann August Sutter a grandi dans la région de Bâle. A l’issue d’un apprentissage dans le commerce, il a ouvert une boutique. Après avoir fait faillite, il a suivi le chemin que de nombreuses personnes désespérées et affamées ont emprunté au XIXe siècle: en 1834, il a embarqué pour l’Amérique. Cinq ans plus tard, il a finalement atterri en Californie. Il y a fondé une colonie, la «Nouvelle-Helvétie», et s’octroyait désormais fièrement le titre de «général Sutter».

Le général Sutter, dont on disait qu’il exploitait habilement les terres en jachère, a amassé une fortune sur les rives du Sacramento. Mais lorsqu’une pépite d’or a été découverte dans une excavation, ses ouvriers ont fui ses champs, saisis par la soif de l’or – et des hordes de chercheurs d’or ont dévasté le paradis construit par le général Sutter à la sueur de son front. Plus tard, il a tenté d’en sauver une partie à travers des procès, ce qui lui a valu des actes de vengeance et encore plus de violence.

L’histoire tragique du général Sutter a eu un retentissement international: l’écrivain autrichien Stefan Zweig lui a consacré un chapitre de son livre «Les Très Riches Heures de l’humanité», où Johann August Sutter côtoie des génies tels que Léon Tolstoï et Johann Wolfgang von Goethe. A la fin, Johann August Sutter est présenté comme un «vieil homme faible d’esprit et mal habillé» qui arpente le palais de justice de Washington – une victime pitoyable de l’histoire.

Les gens appréciaient cette intrigue d’un parvenu qui, par son travail et ses compétences, a bâti un empire dans un no man’s land qui a ensuite été détruit par des individus assoiffés d’or. Aux États-Unis et en Suisse, des écoles et des rues ont été baptisées en hommage à Johann August Sutter.

En 1953, Rünenberg (canton de Bâle-Campagne) a érigé un monument en l’honneur de son citoyen, qui n’y a pourtant jamais vécu. Dans les années 1980, l’idée d’ériger un monument en mémoire de ce grand homme suisse là où il a officié, à Sacramento, a également vu le jour. L’initiative a été portée par des parlementaires du canton de Bâle-Campagne, des Suisses vivant à Sacramento mais aussi des représentants de la General Sutter Distillery à Sissach et de l’entreprise touristique United Swiss Lodge of California – le monument érigé en souvenir du héros devait à la fois honorer les prouesses d’un Suisse et servir de publicité. En 1987, la statue a été érigée à Sacramento avec de l’argent suisse.

Un banqueroutier impliqué dans un trafic d’enfants

Début juin 2020, la statue a été vandalisée à la peinture rouge dans le cadre des manifestations du mouvement «Black Lives Matter». Il y a quelques jours, elle a été officiellement enlevée par la municipalité de Sacramento. La chute du général Sutter de son piédestal est notamment due au travail de l’historienne bâloise Rachel Huber, qui a réexaminé de plus près des sources anciennes. Celles-ci révèlent une image terriblement différente du «héros» suisse.

Après avoir laissé son épouse et ses enfants en Suisse avec ses dettes et essuyé quelques revers, Johann August Sutter a établi un petit pouvoir despotique dans le Far West: dans sa Nouvelle-Helvétie, plusieurs centaines d’indigènes travaillaient dans les pires conditions. Beaucoup d’entre eux ont été contraints au travail forcé par le général Sutter, qui a usé de ruse et de violence. Ceux qui désobéissaient étaient fouettés.

Chacun de leur côté, de nombreux témoins ont raconté que le général Sutter détenait ces personnes comme des animaux: ils étaient nourris avec des mangeoires dans lesquelles ils ramassaient du blé cuit avec leurs mains. Heinrich Lienhard, un superviseur en Nouvelle-Helvétie originaire du canton de Glaris, a écrit dans ses mémoires que la méthode employée pour nourrir les indigènes lui rappelait «la façon de nourrir des porcs». Ils devaient dormir enfermés dans des étables, sans aucun équipement ni aucune installation sanitaire.

Malgré la main-d’œuvre bon marché, Sutter n’a jamais pu être très rentable; il est resté endetté toute sa vie. Pour pallier cela, il s’est lancé dans un autre secteur d’activité en plus de l’agriculture. A l’aide d’une petite armée privée, il traquait les indigènes rebelles – il abattait les hommes et vendait les femmes et les enfants s’il ne les engageait pas dans son harem. Si le général Sutter enregistrait des bénéfices, c’était grâce à son commerce d’esclaves indigènes, spécialisé notamment dans le trafic d’enfants.

Une trou de mémoire aux relents coloniaux

L’histoire du général Sutter est un bon exemple de ce que les historiens décrivent sous le nom d’«amnésie coloniale»: la glorification de l’époque est préférée à la vérité. Il est rarement exact d’affirmer qu’on était moins informé à l’époque de ce qui se passait. Le général Sutter était déjà méprisé par ses contemporains et même lors de la campagne en faveur du monument en son honneur dans les années 1980, des travaux de recherche avaient déjà été effectués.

A l’époque, des détracteurs suisses de l’initiative pensaient aussi que le général autoproclamé était un personnage louche qui avait commis des crimes, en particulier contre la population indigène. Mais le président du Conseil d’Etat du canton de Bâle-Campagne, Paul Nyffeler, avait jugé ces faits négligeables: après tout, Johann August Sutter avait quitté la Suisse il y a plus de 150 ans. Alors que son héroïsme était rapatrié, sa cruauté était jetée aux oubliettes, à l’étranger.

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