Tournant historique Qu'Erdogan soit réélu ou non, la Turquie sombrera-t-elle dans le chaos?

Valérie Passello

13.5.2023

Après 20 ans à la tête de la Turquie, Erdogan semble en délicatesse face au candidat de l'opposition Kiliçdaroglu. Ce dimanche 14 mai, l'issue des élections est plus incertaine que jamais. Pour blue News, trois Turcs immigrés en Suisse donnent leur vision de la situation et évoquent les scénarios qui leur semblent plausibles après le passage aux urnes de ce week-end. 

Un homme passe devant les panneaux d'affichage de la campagne électorale du président turc et candidat présidentiel de l'Alliance populaire Recep Tayyip Erdogan, à gauche, et du chef du parti CHP et candidat présidentiel de l'Alliance nationale Kemal Kiliçdaroglu à Istanbul, en Turquie, le vendredi 5 mai 2023.
Un homme passe devant les panneaux d'affichage de la campagne électorale du président turc et candidat présidentiel de l'Alliance populaire Recep Tayyip Erdogan, à gauche, et du chef du parti CHP et candidat présidentiel de l'Alliance nationale Kemal Kiliçdaroglu à Istanbul, en Turquie, le vendredi 5 mai 2023.
KEYSTONE

Valérie Passello

D'un côté la dictature, de l'autre la démocratie. Le dessin de Chappatte simplifie à l'extrême l'enjeu des élections à venir en Turquie, mais c'est bien ces deux voies qui semblent promises aux citoyens turcs en fonction du candidat qu'ils choisiront pour mener le pays: Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 20 ans, ou le représentant de l'Alliance nationale Kemal Kiliçdaroglu.

Pour la première fois, les partis d'opposition ont réussi à s'allier contre Erdogan, leur candidat est donc suffisamment fort pour que le président en place prenne la menace au sérieux.

Au fil de ses années de règne, le président a élargi ses pouvoirs et étouffé de plus en plus durement les courants contraires, souvent au mépris des droits humains. Alors que la Turquie s'était tournée vers l'Europe à l'issue de la Guerre froide, Erdogan a progressivement pris le chemin de l'autocratie en menant une politique de répression nationale-islamiste. 

Mais il conserve néanmoins un soutien important de près de 30% de la population. Ses promesses en cas de victoire: hausses des retraites, constructions de logements ou encore allégement des factures d'énergie. Sa campagne cible principalement les femmes et les jeunes.

S'il est élu, son concurrent Kiliçdaroglu a, lui, promis d'installer la démocratie dans le pays. Mais est-il de taille pour relever cet énorme défi? Unis contre Erdogan, les partis d'opposition, de bords politiques très variés, parviendront-ils à s'entendre sur le long terme, le cas échéant?

blue News a recueilli l'éclairage de trois Turcs établis en Suisse, qui ont dû fuir leur pays, victimes du régime d'Erdogan.

«Erdogan mettra toutes ses forces pour voler l'élection»

Nurullah T. , Selman Ü. et Seref K. , nos trois interlocuteurs, sont unanimes: Erdogan n'a aucune intention de lâcher le pouvoir. Selon eux, il mettra tout en œuvre pour «voler» l'élection.

Selman Ü. fait partie du mouvement Gülen, situé dans un islam sunnite modéré, qui a pour but de transformer la société par l’éducation, l’action civique ou les médias. Autrefois alliés d'Erdogan, les gülénistes sont désormais considérés par ce dernier comme une mouvance «terroriste». Ce doctorant en administration sociale prévient: «Le peuple doit être attentif au vote, car le chef de la sécurité chargé de surveiller l'élection est un fanatique d'Erdogan». Pour Seref K., il est possible que des sacs de bulletins soient dérobés ou des votes falsifiés.

«Erdogan contrôle tous les pouvoirs: la justice, l'armée et la police. S'il gagne, il va renforcer sa dictature et s'atteler à éliminer ses opposants», craint Selman Ü.

Et si Kiliçdaroglu l'emporte d'une courte tête comme le prévoient les derniers sondages, le président sortant ne devrait pas se laisser faire, estime Nurullah T. , lui aussi güléniste, d'origine kurde: «Soyons réalistes, beaucoup de gens ont appris à manier les armes pour le défendre. On entend dire que 120'000 à 150'000 personnes seraient prêtes à se battre pour lui. Erdogan ne peut pas prendre sa retraite: s'il n'est plus président, il sera arrêté et jugé pour ses actes».  

L'avenir vu d'ici, entre espoir et prudence

Seref K. est un journaliste kurde ayant fui la Turquie où il risque des années de prison, à l'instar de nombreux intellectuels emprisonnés sous le régime actuel. «Pour moi, la priorité est d'éjecter Erdogan du pouvoir. Ces vingt dernières années, le peuple kurde a subi une répression inédite et cela suffit», estime-t-il.

Par ailleurs, s'il n'est pas dupe par rapport aux difficultés qui s'annoncent, il veut rester optimiste quant à la suite des événements: «Erdogan laisse une énorme épave derrière lui. Par exemple, il va y avoir une hyper-inflation durant l'été, les gens auront du mal à se nourrir, c'est inévitable. Mais en s'inspirant des systèmes qui fonctionnent en Europe, il est possible de mettre en place une démocratie moderne, où le peuple ne sera pas victime d'inégalités et où les différentes communautés pourront vivre ensemble».     

Pour Nurullah T. , le «chaos» attend la Turquie, qu'Erdogan gagne ou perde. «S'il gagne, l'inflation augmentera encore et s'il perd, le pays sera en plein naufrage économique et sociologique», analyse-t-il.

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Un long chemin

Quoi qu'il en soit, nos trois témoins espèrent voir le candidat de l'opposition l'emporter dimanche prochain ou, selon toute vraisemblance, à l'issue d'un deuxième tour le 28 mai. 

Kemal Kiliçdaroglu a promis d'«ouvrir la porte de la justice». Ainsi de nombreux citoyens emprisonnés arbitrairement, dont des gülénistes, mais aussi des membres du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), pourraient être libérés ou rejugés.

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Rapidement, le système économique devra être rétabli. «L'économie dépend de la productivité. Or, il n'y en a pas actuellement en Turquie. On dépense, mais on ne produit rien», déplore Selman Ü.  

Il faudra ensuite que le nouveau venu parvienne à mettre en place un gouvernement fort, capable de satisfaire les attentes des six partis de la coalition d'opposition, ce qui est un défi en soi, puisque ceux-ci vont de la gauche à l'extrême-droite.

Tous nos intervenants s'accordent à dire que la démocratie, si elle est possible, ne viendra que dans huit à dix ans. Nurullah T. conclut: «Les gens attendent beaucoup de cette élection, mais je n'ai pas vraiment d'espoir. Il faudra des années pour nettoyer le tas de déchets qu'Erdogan a créé».