Décryptage Comment les Etats-Unis étouffent le droit de vote des citoyens indésirables

D'Hélène Laube

31.10.2020

William Tariq Palmer a passé 31 ans en prison en Californie – aujourd’hui, il se bat pour le droit de vote des anciens détenus et des personnes en liberté conditionnelle.
William Tariq Palmer a passé 31 ans en prison en Californie – aujourd’hui, il se bat pour le droit de vote des anciens détenus et des personnes en liberté conditionnelle.
Michelle Wood

Malgré les mises en garde incessantes de Donald Trump, la fraude électorale est un fait rare aux Etats-Unis. En revanche, les républicains en particulier usent de nombreuses méthodes douteuses et en partie illégales pour influencer l’issue des élections.

Page spéciale USA 2020

William Tariq Palmer a été condamné en 1988 pour avoir agressé un homme dans un parking en Californie. Il a écopé d’une peine de prison à perpétuité sans possibilité de libération anticipée. Il avait 17 ans à l’époque. Après avoir passé plusieurs décennies à lutter pour sa libération et purgé 31 ans et 22 jours de sa peine, il a été autorisé à sortir de prison en mars 2019, à l’âge de 48 ans. Il est devenu majeur en prison. Il a perdu ses parents. Il n’a pas pu se marier, ni fonder une famille. Et il n’a pas pu voter.

Focus sur les élections américaines de 2020

Les Américains se rendent aux urnes: «blue News» suit la phase critique du duel pour la Maison-Blanche, non seulement depuis la Suisse, mais également à travers des reportages de journalistes suisses vivant aux Etats-Unis. Donald Trump ou Joe Biden? Le scrutin est prévu le 3 novembre.

William Tariq Palmer n’aura pas non plus le droit de participer aux élections du 3 novembre. Les gens comme lui – en liberté conditionnelle – ne peuvent pas se rendre aux urnes en Californie, pas plus que les personnes purgeant une peine dans une prison gérée par l’Etat de Californie ou le gouvernement fédéral. Sa période probatoire est de trois à cinq ans et se terminera donc au plus tôt en mars 2022, si bien que l’homme de 50 ans se sent toujours impuissant, sans liberté. «Si j’avais le droit de voter, j’exercerais mon droit de dire non à un système qui laisse seulement le choix entre deux partis, deux candidats à la présidence, sans élection directe – et qui ne permet pas à tous les citoyens de voter», déclare l’homme qui vit et travaille à San Francisco. «Avec ma voix, je pourrais encourager les autres et voter au nom des centaines de milliers de personnes dont le droit de vote est étouffé.»

Bien qu’il soit tenu à l’écart des urnes, William Tariq Palmer se bat pour une modification du droit électoral californien depuis sa libération. Le 3 novembre, les électeurs de l’Etat le plus peuplé des Etats-Unis se prononceront sur un projet de loi qui rétablirait le droit de vote des personnes en liberté conditionnelle. William Tariq Palmer participe à des rassemblements en faveur de cette «proposition 17» et s’engage en faveur des droits des prisonniers et des personnes en liberté conditionnelle en travaillant pour les organisations «All of Us or None» et «Legal Services for Prisoners with Children». «Il est temps de voter au sujet de chaque amendement, loi, règle et disposition qui restreint le processus démocratique pour les citoyens», affirme-t-il.



Près de la moitié des Etats américains rendent le vote difficile voire impossible pour des millions d’électeurs – même s’ils n’ont jamais été condamnés. Les Afro-Américains comme William Tariq Palmer, les Latino-Américains et les Amérindiens sont délibérément éloignés du processus démocratique. Jusqu’à l’adoption de la loi sur le droit de vote de 1965 (voir encadré), les tracasseries telles que les tests de lecture et d’écriture ou les taxes électorales étaient monnaie courante et les violences physiques n’étaient pas rares.

La loi sur le droit de vote

La loi sur le droit de vote («Voting Rights Act») de 1965, probablement le principal acquis des réformes des droits civiques des années 1960, a mis un terme aux méthodes et aux lois discriminatoires. Son objectif était de garantir aux Afro-Américains et aux autres minorités le même accès aux élections qu’aux citoyens blancs. En 2013, les cinq juges conservateurs de la Cour suprême ont compromis cette loi en déclarant anticonstitutionnel un élément essentiel. La section 5 exigeait que les Etats et les comtés particulièrement affectés par les discriminations électorales fassent approuver par Washington toute modification de leur législation électorale. Comble de l’absurde, les juges ont notamment justifié leur décision en déclarant que la situation dans les Etats du sud – c’est-à-dire les anciens Etats esclavagistes encore accrochés aux idéologies racistes – s’était améliorée à tel point que la section 5 n’était plus nécessaire. Cette décision revenait à «jeter son parapluie sous une tempête parce qu’on n’est pas mouillé», a fustigé la juge Ruth Bader Ginsburg, décédée en septembre, en marge du vote minoritaire des quatre juges orientés à gauche. En définitive, seule cette section désormais inapplicable obligeait les Etats du Sud à se conformer à leurs obligations. Quelques heures seulement après l’annonce de l’issue du vote, une nouvelle vague de tactiques visant à étouffer les électeurs est apparue aux Etats-Unis.

De nos jours, la fermeture de bureaux de vote, les découpages élaborés de circonscriptions («gerrymandering»), l’accès aux bureaux de vote rendu difficile ou les lois sur les procédures d’identification sont quelques-unes des astuces et des tactiques couramment utilisées. Et cette année, au vu des soubresauts que connaît le pays, des tentatives d’intimidation et d’éventuelles violences sont à craindre dans les bureaux de vote – en particulier là où de nombreux Afro-Américains vont voter. Dans plusieurs Etats, il est autorisé d’apporter des armes dans les bureaux de vote. Et le président Donald Trump verse lui-même de l’huile sur le feu et invite ses partisans souvent lourdement armés à «surveiller» de près les bureaux de vote.

Ce sont principalement les républicains qui s’efforcent de priver de scrutin les groupes de population indésirables qui ont de fortes chances de voter démocrate. Etant donné le coude-à-coude entre le président sortant Donald Trump et son challenger démocrate Joe Biden dans les Etats où la majorité est faible («swing states»), ces pratiques douteuses pourraient déterminer l’issue du scrutin.

Aperçu des méthodes les plus courantes

Perte du droit de vote. William Tariq Palmer fait partie des 5,2 millions d’Américains qui se sont vu retirer temporairement ou définitivement le droit de vote en raison d’une condamnation. Ce chiffre correspond à près de 2,3% des quelque 235 millions de citoyens américains ayant le droit de vote: les Etats-Unis ont la plus grande population carcérale au monde, tant en termes absolus que par rapport à leur population, avec 2,2 millions de détenus. Les Afro-Américains sont particulièrement touchés: 7,7% d’entre eux ont perdu le droit de vote, contre 1,8% de la population non noire.

Vieille de 233 ans, la constitution américaine a pourtant été modifiée par le biais d’une poignée d’amendements de manière à remédier aux abus et à instaurer des normes à l’échelle nationale. Depuis 1870, le 15e amendement stipule ainsi qu’il est illégal de refuser le droit de vote à une personne sur la base de son appartenance ethnique, de sa couleur de peau ou de son ancien statut d’esclave. Depuis lors, de nombreux Etats ont recours à des condamnations pénales – associées à une surveillance policière excessive de la population non-blanche – pour étouffer le pouvoir politique des Afro-Américains, des Latino-Américains et des Amérindiens.

Seuls deux Etats (le Maine et le Vermont) et le district de Columbia ne privent pas les personnes derrière les barreaux de leur droit de vote. Dans 39 Etats, les condamnés retrouvent leur droit de vote après avoir purgé leur peine et leur période probatoire. Dans neuf Etats, les personnes condamnées sont interdites de vote à vie.



Le cas problématique de la Floride. En novembre 2018, les citoyens de Floride s’étaient prononcés avec 64,5% des voix en faveur d’un amendement à la constitution de l’État: les 1,4 million d’anciens détenus de l’Etat – à l’exclusion des meurtriers et des délinquants sexuels – devaient retrouver leur droit de vote. Mais les républicains, qui ont la majorité à la Chambre des représentants et au Sénat en Floride et qui occupent le poste de gouverneur, ont adopté un an plus tard une loi qui a pratiquement réduit à néant le souhait des électeurs.

Seuls les anciens détenus qui se sont acquittés des frais et amendes associés à la peine peuvent s’inscrire comme électeurs: cette règle a été adoptée par les républicains, qui savaient très bien que la plupart des anciens détenus n’ont pas les capacités financières pour s’y soumettre. D’après une étude, près de 800 000 anciens détenus sont concernés.

Selon la Florida Rights Restoration Coalition (FRRC), entre l’adoption de la loi il y a près de deux ans et début septembre 2020, 67 000 anciens détenus se sont inscrits sur les listes électorales, soit beaucoup moins que les quelque 1,4 million de personnes qui auraient pu voter à nouveau, comme l’avait décidé la population. La FRRC a collecté de l’argent auprès d’un grand nombre de célébrités et de sportifs pour rembourser les dettes d’anciens prisonniers. Le multimilliardaire Michael Bloomberg, qui s’était porté candidat à la présidence démocrate, a récolté 16 millions de dollars (environ 14,5 millions de francs) pour ce projet.

Lois sur les procédures d’identification. Pour pouvoir voter, il faut être en mesure de prouver son identité, comme c’est également le cas en Suisse. Mais aux Etats-Unis, la possession d’une pièce d’identité telle qu’une carte d’identité ou un passeport n’est pas obligatoire. Et beaucoup de citoyens n’ont pas non plus de permis de conduire. 11% des citoyens américains, soit plus de 21 millions, n’ont pas de carte d’identité délivrée par le gouvernement. Très souvent, les Afro-Américains et les membres d’autres minorités, les populations défavorisées ou encore les personnes âgées ne peuvent s’acheter une carte d’identité. En outre, l’obtention d’une carte d’identité nécessite souvent de longs trajets, ce qui constitue un autre obstacle délibéré pour ces citoyens.

En particulier dans les Etats républicains, on voir apparaître de plus en plus de lois qui font de la possession d’une carte d’identité une condition préalable au vote. A l’heure actuelle, 35 des 50 Etats la demandent alors que dans sept Etats, les électeurs potentiels doivent même présenter une pièce d’identité avec photo approuvée par le gouvernement local.

Dans le Wisconsin, par exemple, une loi stricte sur les pièces d’identité et les autres mesures mises en place ont pour conséquence d’empêcher quelque 200 000 électeurs potentiellement démocrates de prendre part aux élections du 3 novembre. Donald Trump a remporté le Wisconsin en 2016 par une marge de moins de 23 000 voix – selon des études, des lois drastiques et des manigances avaient déjà permis d’empêcher des dizaines de milliers d’électeurs noirs et d’autres électeurs potentiellement démocrates de voter.



Restrictions au moment de l’inscription sur les listes électorales. Contrairement à ce que l’on connaît en Suisse et dans de nombreuses autres démocraties, les citoyens de plus de 18 ans ne deviennent pas automatiquement des électeurs aux Etats-Unis. Il appartient aux citoyens eux-mêmes de s’inscrire pour pouvoir voter. Ainsi, les restrictions au moment de l’inscription sur les registres électoraux sont depuis longtemps l’une des méthodes les plus couramment utilisées pour museler de potentiels électeurs. L’obligation de présenter des documents pour prouver sa nationalité ou son identité, les amendes sévères applicables aux campagnes d’inscription ou encore les délais d’inscription très courts comptent parmi les procédés privilégiés.

Electeurs radiés des registres électoraux. L’autorité électorale supprime des listes électorales les noms des personnes qui ont déménagé, qui sont décédées ou qui ne sont pas habilitées à voter pour d’autres raisons. Jusqu’ici, rien d’illégitime. Cependant, il arrive souvent que des Etats se servent de ce processus pour priver illégalement de nombreux citoyens de leur droit de vote – souvent par le biais de procédures automatisées et parfois manifestement défectueuses.

Parfois, des groupes entiers de personnes ayant supposément quitté la circonscription électorale sont effacés. D’autres fois, plusieurs milliers de personnes dont les autorités supposent sans motif qu’elles ne disposent plus du droit de vote suite à une infraction pénale sont supprimées. Quelquefois, elles sont radiées sans raison apparente. Souvent, de fausses données sont également utilisées pour exclure des personnes des registres.

Les électeurs non blancs, qui votent souvent démocrate, sont touchés de manière disproportionnée par ces pratiques. En 2018, 70% des personnes radiées des listes électorales dans l’Etat de Géorgie étaient noires.

Il n’est pas rare que des électeurs apprennent que leur nom a été supprimé du registre électoral seulement lorsqu’ils se rendent aux urnes. Il n’est alors plus possible de se réinscrire.

Selon une étude du Brennan Center for Justice, un institut de recherche, la radiation d’électeurs a considérablement augmenté au cours des dernières années. Rien qu’entre 2014 et 2016, les Etats ont radié près de 16 millions d’électeurs des registres. Selon l’étude, les circonscriptions historiquement affectées par la discrimination raciale, qui ne sont plus empêchées de priver des groupes d’électeurs de leur droit de vote par la section 5 de la loi sur le droit de vote de 1965, rendue inapplicable par la Cour suprême, ont supprimé beaucoup plus d’électeurs de leurs registres. Chaque Etat peut et doit agir davantage «pour protéger les électeurs d’une purge irrégulière», écrit le Centre Brennan.



Accès au vote rendu difficile. Il s’agit là d’une tactique efficace: pour empêcher certains segments de la population de voter, il suffit de fermer des bureaux de vote dans les régions concernées. Cela permet d’allonger les distances jusqu’aux urnes. Il devient également plus difficile de voter pour les personnes sans voiture et sans accès aux transports publics.

D’après une étude publiée la semaine dernière par «Vice News», le pays compte près de 21 000 bureaux de vote en moins pour les élections de cette année. Entre 2016 et 2020, 20 818 bureaux de vote, soit 20%, auraient ainsi été fermés. La pandémie de coronavirus a accéléré la tendance au vote par correspondance et à la consolidation des bureaux de vote, mais celle-ci est renforcée par des mesures d’économie ciblées et la radiation d’électeurs, précise l’étude.

A l’échelle nationale, les districts où les minorités représentent une forte proportion comptent moins de bureaux de vote et d’agents électoraux par électeur, selon l’ACLU, une organisation américaine de défense des droits civiques.

Une perspective inimaginable pour les électeurs suisses: ces électeurs font la queue pendant plusieurs heures pour déposer leur bulletin de vote à l’occasion du vote anticipé, le 12 octobre 2020 à Augusta, en Géorgie.
Une perspective inimaginable pour les électeurs suisses: ces électeurs font la queue pendant plusieurs heures pour déposer leur bulletin de vote à l’occasion du vote anticipé, le 12 octobre 2020 à Augusta, en Géorgie.
Keystone/Michael Holahan/The Augusta Chronicle via AP, File

Gerrymandering. Le «gerrymandering» (terme né en 1812 et tiré du nom de l’homme politique Elbridge Gerry et du mot «salamander») est une méthode éprouvée permettant de distordre la volonté des électeurs. Ce découpage géométrique des circonscriptions en réalité illégal aux Etats-Unis consiste à regrouper d’une part les bastions de l’opposition dans un nombre de circonscriptions aussi réduit que possible et à constituer d’autre part un grand nombre de circonscriptions dans lesquelles son propre parti est en tête.

Les districts sont redessinés tous les dix ans sur la base des données recueillies lors du recensement. L’objectif est en réalité de refléter les évolutions démographiques et la diversité ethnique. Néanmoins, le redécoupage des circonscriptions électorales représente souvent un outil politique qui permet de manipuler l’issue des élections et d’étouffer les voix de millions d’électeurs.


Helene Laube est journaliste à San Francisco. De 2000 à la publication du dernier numéro du «Financial Times Deutschland» en décembre 2012, elle a officié en tant que correspondante pour le journal économique dans la Silicon Valley. Elle a fait partie des membres fondateurs du «FTD». Auparavant, elle était rédactrice pour «Manager Magazin» à Hambourg. Ses articles ont également été publiés dans des médias tels que le «Financial Times», «Der Spiegel», le «Los Angeles Times», «Die Zeit», «Stern», la «Neue Zürcher Zeitung» et «brand eins».

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