Entre Bonaparte et Freud Un prof de l'UNIL en maître de la publication de la correspondance

sj, ats

23.10.2022 - 10:00

C'est un événement dans le monde de la psychanalyse: la sortie mercredi de la correspondance intégrale entre Marie Bonaparte et Sigmund Freud aux éditions Flammarion. Un professeur de l'UNIL a coordonné la publication de ce livre de quelque 900 lettres inédites.

Rémy Amouroux, professeur d'histoire de la psychologie à l'Université de Lausanne (UNIL), est le grand maître d'oeuvre de l'appareil critique et de la publication du livre "Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale" aux éditions Flammarion.
Rémy Amouroux, professeur d'histoire de la psychologie à l'Université de Lausanne (UNIL), est le grand maître d'oeuvre de l'appareil critique et de la publication du livre "Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale" aux éditions Flammarion.
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«Il s'agit du dernier grand corpus de correspondance freudienne encore inédit. Celle-ci est inattendue de par son volume et sa densité, et différente des nombreuses autres correspondances de Freud, car elle revêt une dimension très personnelle», explique à Keystone-ATS Rémy Amouroux, professeur d'histoire de la psychologie à l'Université de Lausanne (UNIL) depuis 2013.

Passionnée par la psychanalyse, la princesse Marie Bonaparte (1882-1962) s'est rendue en 1925 à Vienne pour consulter Sigmund Freud (1856-1939) et soigner une dépression. Cette rencontre est «le plus grand événement de ma vie», note l'arrière-petite-nièce de Napoléon Ier, princesse de Grèce et de Danemark par mariage. Elle deviendra d'ailleurs elle-même une psychanalyste, disciple de Freud.

Femme de lettres et mécène, elle a été la première à introduire et traduire en français l'oeuvre du fondateur de la psychanalyse. Durant quatorze années, ils échangeront près de 900 lettres, écrites en allemand pour Freud (représentant le tiers), en français puis en allemand pour Bonaparte (les deux tiers).

A la bibliothèque du Congrès américain

Parisien d'origine, installé à Lausanne depuis bientôt dix ans, Rémy Amouroux est le grand maître d'oeuvre du volumineux ouvrage de 1200 pages et de son appareil critique: «Marie Bonaparte, Sigmund Freud, Correspondance intégrale». Les lettres ont été traduites par Olivier Mannoni, un des meilleurs traducteurs de l'oeuvre de Freud.

Ayant fait sa thèse sur Marie Bonaparte, le professeur était au courant que sa correspondance avec Freud avait été déposée en lieu sûr par l'intermédiaire de sa fille Anna Freud en 1964 à la bibliothèque du Congrès américain à Washington. Ces lettres ont toujours suscité un vif intérêt, mais personne n'avait pu les consulter puisqu'elles étaient réservées de communication jusqu'en 2020.

Le 15 janvier 2020, M. Amouroux se rend à Washington pour découvrir ces lettres et les photographier en vue d'un travail de recherche ou pour des articles. Puis est venue l'idée «un peu ambitieuse» de les publier. Après l'accord des petits enfants de Marie Bonaparte, il trouve un éditeur et se lance dans le minutieux travail éditorial qui durera une année et demie environ.

Histoire intellectuelle et culturelle

«Il a fallu d'abord retranscrire les lettres avec des spécialistes de l'écriture cursive allemande de la fin du 19e siècle ("Kurrentschrift"), puis les traduire et enfin établir les notes pour contextualiser chaque lettre», explique le spécialiste. «Le but était de les rendre accessibles à un public qui ne connaît pas forcément l'histoire de la psychanalyse», ajoute-t-il.

Ces échanges épistolaires foisonnent d'informations sur la psychanalyse en général et son introduction en France en particulier, et aussi très personnelles sur Freud et très intimes sur Bonaparte. Ils apportent de nouveaux regards sur la vie et les analyses du célèbre médecin et neurologue.

Mais leur intérêt dépasse le seul domaine du freudisme, car c'est aussi un témoignage original sur les mœurs de la vie bourgeoise à Paris et à Vienne, celles du gotha européen, puis surtout sur la montée du nazisme et la fin d'un monde, ou encore l'évolution des conceptions de la féminité au début du 20e siècle.

Bonaparte fut celle qui grâce à ses relations dans les milieux diplomatiques permit à Freud de quitter Vienne en 1938. Elle paya la fortune réclamée par le régime nazi pour lui établir un visa.

Amitié authentique et profonde

«Une authentique et profonde relation amicale et intellectuelle naît entre eux, qui va dépasser le cadre de l'analyse. Leur complicité est sincère et touchante. Puis Bonaparte prend peu à peu ses aises et un vrai débat intellectuel sur la sexualité de la femme au niveau théorique, moral et pratique s'installe», relève M. Amouroux.

On découvre une dimension «méconnue et surprenante» de «la dernière des Bonaparte», comme elle se qualifiait. «Elle est loin d'être la suiveuse dévote de Freud que l'on a parfois décrite. Elle lui dit vraiment ce qu'elle pense, le bouscule, l'agace, le fatigue parfois, et pointe du doigt ses contradictions», souligne-t-il. Elle questionne notamment les conceptions freudiennes sur la femme à une époque où la quête du plaisir féminin reste profondément subversive.

Alors que Bonaparte revendique une totale liberté amoureuse et sexuelle, Freud l'encourage à dominer ses «pulsions sauvages». Il n'empêche, quels que soient leurs désaccords, Freud verra en elle une élève loyale, appréciant sa grande sincérité, selon l'expert.

Au final, cette correspondance est une authentique réflexion sur le plaisir féminin, la place de la femme dans la société et le regard des hommes sur les femmes», dit M. Amouroux, saluant «une audacieuse liberté de penser». Elle développe une véritable «science» du plaisir sexuel féminin, notamment autour du rôle du clitoris, mêlant biologie et psychanalyse, basée sur des expériences anatomiques.

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